En partant dans le désert, Blanche de Richemont voulait trouver cette raison de vivre que son frère n’avait pas su découvrir. Puis l’offrir à son souvenir.
« Fuis dans la solitude, mon ami ! Je te vois assourdi par le bruit des grands hommes et déchiré par les aiguillons des petits. Dignes, forêts et roches savent se taire en ta compagnie. Sois de nouveau semblable à l’arbre que tu aimes, celui aux larges branches : silencieux, aux écoutes, suspendu au-dessus de la mer. » Nietzsche
« Mes longues marches dans le désert ont guérit des blessures, mais le mot « ailleurs » est devenu une obsession. À chaque retour, il me faut de nouveaux rêves pour tenir. Le voyage est devenu un esclavage. Alors, j’ai compris qu’il devait servir une autre dimension : intérieure. Le véritable vagabond ne serait pas celui qui prend la route, mais celui qui part chercher son âme. »
RUPTURE
« Vivrez-vous-même si ce doit être à cheval sur un rayon de soleil, ou bien vous reposez-vous en sécurité dans les catacombes durant 1000 ans ? Dans la première alternative, la pire chose qui puisse vous arriver est de vous briser le cou. Vous briserez-vous le cœur ou l’âme pour préserver votre cou ? » Henry David Thoreau
Avoir recours au désert jusqu’après un drame est le chemin le plus court vers les larmes. Cette terre assoiffée ne se contente pas de les accueillir, elle les provoque. Mais il n’est pas triste de pleurer à genoux devant l’horizon. Car notre souffrance trouve un écho digne d’elle.
Le voyageur n’a pas renoncé au bonheur. Il ne désespère pas de trouver un refuge pour son âme. La souffrance est souvent à l’origine de ces grandes ruptures. La douleur nous force à sortir de notre enlisement, à nous tourner vers une autre vérité, ailleurs.
On me répétait que je ne pouvais pas vivre que de voyages, qu’il fallait revenir à la réalité. En quoi la vie vagabonde n’est-elle pas réelle ? Entrer dans des cases, c’est cela la réalité ?
Le désert souffre en silence. Pas un chant d’oiseau, pas un cri de bête, pas le sifflement du vent dans les arbres pour dire sa douleur. Ou sa joie.
« Si donc nous voulons en effet rétablir l’humanité suivant les moyens vraiment indiens, botaniques, magnétiques, ou naturels, commençons par être nous-mêmes aussi simples et aussi bien portants que la nature, dissipons les nuages suspendus sur nos fronts, et ramassons un peu de vie dans nos pores. Ne restez pas là à remplir le rôle d’inspecteur des pauvres, mais efforcez-vous de devenir une des gloires du monde. » David Thoreau
« Si donc nous voulons en effet rétablir l’humanité suivant les moyens vraiment indiens, botaniques, magnétiques, ou naturels, commençons par être nous-mêmes aussi simples et aussi bien portants que la nature, dissipons les nuages suspendus sur nos fronts, et ramassons un peu de vie dans nos pores. Ne restez pas là à remplir le rôle d’inspecteur des pauvres, mais efforcez-vous de devenir une des gloires du monde. » David Thoreau
Les personnages des « Clochards célestes » de Kerouac étaient devenus mes guides. Sortis du sillage de la société pour se réfugier, ils lisent, méditent et clament leur fascination pour la terre. Il faut beaucoup de force ou de foi pour prendre les chemins de traverse. Ces hommes-là ne nagent pas à contre-courant, ils marchent dans les pas de leurs rêves. Leur engagement spirituel et le retour à la terre les poussent à devenir, malgré eux, des éveilleurs.
Il était temps d’écouter ma voix intérieure. Partir. Je préféré le vertige à cette vie de pantin. Heureusement, j’idéalisais ce retour aux sources. Si j’avais su que la quête d’un paradis perdu passait par l’enfer, je n’aurais peut-être pas fait ce voyage. J’aurais eu tort. J’ignorais encore que la souffrance est une initiation.
L’EPREUVE DU FEU
Blanche part dans le désert et suivra durant 6 semaines une caravane de sel au Mali, l’Azalaï durant 850 km. Une caravane qui chaque année part de Tombouctou à Taoudenni.
Chaque jour, on m’annonçai que je partais le lendemain. Je restais des heures à décompter les minutes. Des instants en suspens où l’on tourne en rond, ou la patience domine, ou la vie semble s’être arrêtée pour nous, figée. J’ai appris à faire le dos rond, car je sais désormais que, toujours, la caravane passe.
J’admirais cette vie brutale, sans fioriture. Des hommes et des femmes dignes car ils ne s’étonnaient pas de souffrir.
REVENIR
J’imaginais des retrouvailles intenses avec mes proches. J’ignorais encore qu’il était impossible de raconter un vrai voyage. Quand ma mère est venue me chercher à l’aéroport, nous avons parlé de la météo.
J’ignorais pourquoi j’étais partie. J’ignorais pourquoi j’étais rentrée. Toute mes vies me semblaient vaines. Revenir résonne toujours un peu comme une sanction. Ce que nous sommes partis chercher n’a pas su non plus nous retenir. Nous nous avouons vaincus. Nos départs nous ramènent au bercail.
Peut-être faisons-nous le tour du monde pour éprouver le désir de revenir. Et apprendre à aimer nos racines. Sans ces éternels retours, nous serions condamnés à l’errance et non pas au voyage. La pire épreuve pour un vagabond est de ne pas savoir où revenir.
Les vagabonds ne font que passer. Non pour fuir mais pour ne pas perdre leur intensité.
« Peut-être existe-t-il des époux et des pères de famille à qui la fidélité ne fait pas perdre le sens de la volupté. Peut-être y avait-il des sédentaires dont le cœur ne se desséchait pas faute de liberté et de danger. Il se pouvait. Il n’en avait vu aucun. Herman Hesse dans Narcisse et Goldmund.
La seule consolation des retours est d’espérer que les départs nous ont fait grandir. Que nous parviendrons à garder un peu de cette force et de cette paix que nous avons découvert ailleurs. Et si revenir était un mot plus beau que partir ?
FUIR
Blanche de Richemont repart dans le désert au Mali à la frontière algérienne.
J’aime espérer que le Voyageur dise « merci » car il a su faire bonne usage du monde.
Qu’allons-nous chercher ailleurs que l’on pourrait trouver dans nos vies quotidiennes ? Un souffle nouveau ? Il est au coin de la rue pour celui qui sait voir. D’autres chemins de vie ? On peut les trouver en soi si l’on sait écouter son cœur. On ne sait pas. Il y a trop d’obstacles entre notre conscience et notre cœur. Trop de bruit, trop de divertissements, d’habitudes, trop de mécanismes de pensée. Il est impossible d’écouter notre voix intérieure si nous ne nous mettons pas à l’écart. Cela est devenu encore plus difficile à notre époque. Internet, les portables nous permettent de rester branchés partout dans le monde. Nous nous sommes tous emparer de nos téléphones. Des esclaves. Une condamnation à perpétuité.
Quand nos jambes ne nous porteront plus, nous pourrons nous asseoir face à la fenêtre de notre chambre et écouter tous ces chants d’ailleurs qui résonnent encore en nous. Plus de tristesse, ni d’amertume, ni de feu incompris. Nous découvrons alors que nous avons fait le tour du monde pour pouvoir rester assis face à la fenêtre sans souffrir.
Les vagabonds n’ont rien à perdre, sauf leur âme. Elle est tout ce qu’il leur reste. Alors ils en prennent soin. Aucun conseil, aucune morale ne les protège d’eux-mêmes. Ils savent que chaque route est différente car elle est le reflet d’un rapport unique entre soi et le monde. Ils n’écoutent que cette injonction : je fais ce que je suis.
Nous ne prenons pas la route par amour des hommes. Si les voyageurs partaient pour aimer des êtres nécessaires, ils resteraient auprès d’eux. Les amours de voyage sont plus exaltants que ceux de la vie quotidienne car ils n’engagent à rien. Dans tout départ, il y a forcément une fuite des hommes et de leur société. L’aveu que l’on s’ennuie auprès d’eux et que l’on cherche dans d’autres regards un peu de souffle. Le vagabond aime sans attaches. Il ne traverse pas les frontières pour se lier aux hommes mais pour partager avec eux ce qu’ils ont de meilleur avant de partir. L’éphémère est un garant d’intensité.
Dans les forêts de Sibérie, Sylvain Tesson : Rien ne me manque de ma vie d’avant. Cette évidence me traverse alors que j’étale du miel sur mes blinis. Rien. Ni mes biens, ni les miens. Cette idée n’est pas rassurante. Quitte-t-on si facilement les habits ajustés à ses 38 ans de vie ? On dispose de tout ce qu’il faut quand organise sa vie autour de l’idée de ne rien posséder.
Ainsi, le vagabond n’est pas seulement celui qui prend la route mais celui qui prend son âme en main. Il sait que la vie extérieure est le reflet de sa vie intérieure, alors il soigne ses journées comme s’il partait en pèlerinage vers la beauté. À son insu, il a reçu en chemin l’enseignement des bouddhistes : « Fais attention à tes pensées car elles deviennent des paroles. Fais attention à tes paroles car elles deviennent des actes. Fais attention à tes actes car ils deviennent des habitudes. Fais attention à tes habitudes car elles deviennent un destin. »
Qu’est-ce qui justifie une vie ? Avoir créé une œuvre ? Elle sera sûrement ignorée. Alors fonder une famille ? Nos descendants nous oublierons. Vous n’avez été que le maillon d’une chaîne biologique. L’amour ? Il passe. Avoir laissé une trace ? Le temps l’efface. Le seul sens ce que j’ai trouvé, c’est accomplir sa condition d’homme, relié à la terre et au mystère. Donner au monde un amour spirituel, sans ego, détaché du matériel. Pour aimer vraiment. Ne viser rien d’autre que son propre rayonnement. Comme le soleil qui se contentent de briller et, à son insu, donner la vie.
LIBRES
Après l’ivresse des départs, la gueule de bois des retours.… Merveilleux illusion que nos journées ont un sens parce qu’elles sont bien remplies… Il suffit de quelques jours dans le désert pour comprendre à quel point nous sommes esclave du système contre lequel nous nous insurgeons… En Inde, à l’âge de la retraite, les brahmines se consacrent à la prière, coupés du monde. En Chine, se retirer dans une cabane marque l’éclosion d’une vie. Un disciple demande un jour à un sage comment atteindre la libération. Celui-ci répond : « ne rien faire ». Une des pires épreuves qui nous soit imposée.
Dans « Humain, trop humain », Nietzsche nous met en garde : « celui qui ne dispose pas des deux tiers de sa journée pour lui-même est un esclave, qu’il soit d’ailleurs ce qu’il veut : politique, marchand, fonctionnaire, érudit ». L’homme moderne s’interroge : que faire de tout ce temps libre ? Le vagabond lui répond : marche, l’artiste : rêve, l’enfant : joue et le sage : médite.
La liberté du voyageur est vertigineuse. Il doit faire appel à sa propre énergie pour marcher encore malgré les pieds écorchés, y croire encore dans la solitude, trouver un sens à cette souffrance du corps. Notre force intérieure est la seule arme que l’on puisse lui opposer.
À son retour du désert, Blanche se tourne vers une autre forme de liberté : au couvent, dans la jungle en Guinée-Conakry durant un mois.
Le vagabond ne fait pas de la douleur une posture ou une règle de vie. Il lui fait face puis s’en libère pour avancer. Elle fait partie du cycle de la vie. Une simple étape affranchir. L’épreuve des conquérants.
Un prêtre sénégalais à qui j’avais avoué que je vais trop souffert pour encore croire en Dieu, me répondit que ma vie entière cherchait Dieu. Pour lui, mon voyage était spirituel. Les églises, je les trouvais dans le désert. Mes prières, je les disais dans le silence. Après un temps de réflexion, il ajouta : « En fait vous seriez une parfaite religieuse. »… J’étais d’accord, mais dans un monastère de moines. Je me croyais en révolte contre Dieu, il m’a fait comprendre qu’au contraire je l’approchait dans ma quête.
Nous obéissons tous : les vagabonds, aux lois de la nature, les religieux, à celles du mystère.
Des kilomètres de marche valent bien des heures de prières. Deux routes qui éliment l’être jusqu’à le purifier.
Faut-il partir pour manifester sa liberté ? Comment se libérer sans partir ? Pas possible. Toute libération commence par une rupture. Il faut connu quitter le connu qui nous endort et nous retient dans une douce léthargie.
Le vagabond sont des ascètes. Ils sont portés par leur foi, vers le but atteindre. Aucune chaîne ne les entravent. Elles sont trop lourdes à porter… Aucune chaîne se justifie. Le monde peut se passer de nous.
Si le vagabond effleure la vraie liberté c’est parce qu’il n’a pas peur du temps. Il n’aspire ni à le tuer, ni à le distraire, ni à le fuir ; il l’épouse.
En voulant dompter le temps, la modernité a bridé d’évasion. Les enfants ne rêvent plus en regardant par la fenêtre lors de longs trajets en voiture ou en train. On les distrait avec des films ou des jeux vidéo. Dès leur premier pas, ils deviennent esclave du divertissement. Ils ignorent l’ennui, la vertu mère des plus grands artistes. La route nous remet heureusement sur ce chemin.
Vijayananda dirigeait un ashram au bord du Gange. Tout semble futile face à une telle liberté intérieure. Va plus haut, semblait dire son sourire, tout cela n’est pas si grave… Auprès de lui, j’ai définitivement appris à ne plus pleurer mon frère. Il me répétait que ma douleur n’était que mentale. La mort n’existe pas. Elle est juste un changement d’état. Le corps n’est qu’un habit de passage. L’âme est toujours présente. La mort exige de nous un autre amour. Plus subtil et généreux. Car ce que nous recevons de l’invisible reste impalpable. Pourtant il fait signe.
VOYAGES IMMOBILES
On ne peut rien fuir quand on est entré dans un chemin spirituel. J’ai appris à écouter ma voix intérieure et elle lui obéir même quand je ne la comprends pas. Mes évidences me mènent plus loin que mes projections.
Le vagabond ne craint pas de se laisser emporter par la vague. Au contraire, il l’appelle de ses vœux pour passer de l’autre côté du miroir.
Jim Harrison disait : « On accède plus sûrement à une perspective absolue du monde lorsqu’on est assis dans sa baignoire. » La sagesse serait donc de se glisser dans une eau bien chaude et d’explorer son paysage intérieur. Ne pas s’évader, ne pas laisser libre cours à sa frénésie, mais barboter dans sa baignoire et trouver la lumière. Le voyageur ferait donc preuve de paresse. Il va chercher ailleurs une beauté qui sommeille à ses pieds.
Paul Emile Victor : « Je pars dans le vent et probablement vers le néant, mais si ce néant s’avérerait être trésor, je me battrais contre les puissances des ténèbres pour faire entendre ma voix, enrichi de cette expérience nouvelle, pour vous dire la promesse que j’aurais arrachée au silence. Afin que vous sachiez que mon cœur est devenu plus riche, mon âme plus universelle… Je n’ai pas peur de mourir. Mais ce qui me navre, ô combien ! c’est de m’arrêter d’aimer. L’important n’est pas tant d’être aimé, d’avoir Dieu dans son cœur, mais d’être dans le cœur de Dieu. Ainsi l’amour n’est-il plus un sentiment ponctuel égocentrique, mais universel. Il englobe tout autour de soi, et plus que toute autre sentiment apporte la plénitude, le calme, la joie, le bonheur, la compréhension, la tolérance, mais aussi l’enthousiasme. Mais aussi la rage de vivre.
Qu’importe si le vagabond prend la route ou prend racine, rien ni personne n’a d’emprise sur lui : il peut voler. Car il sait, à l’image de Sénèque, que le mal dont nous souffrons ne vient pas des hommes mais de nous-mêmes.
Le véritable vagabond nous emmène en Voyage par sa seule présence. Son intensité nous possède. Je les cherche sans cesse, ces êtres solaires qui sont à eux seuls une destination.
TERRE MERE
Dans Siddhârta, d’Herman Hesse, les clés de l’harmonie intérieure ne se trouvent pas dans les grandes doctrines, ni sur la route, ni dans l’ascèse poussée à l’extrême, encore moins dans l’ivresse de la ville, mais dans le regard de l’homme qui sait entendre la voix d’un fleuve. Siddhârta avait trouvé son maître : le fleuve. Il allait recevoir l’enseignement de la nature, le seul qui trouve grâce à ses yeux. Il apprit à aimer une pierre, un arbre, un morceau d’écorce. Pour lui, chaque objet prie à sa manière et délivre un message. Il n’a plus besoin de prendre la route, de chercher un sens, car il sait entendre la voix du monde.
La douleur radicale nous pousse à devenir des vagabonds car nous savons que toutes les attaches se brisent. Cela est inscrit en nous. Cette cicatrice devient une force pour celui qui sait tourner son regard vers le ciel et embrasser la terre.
Aime au-delà des apparences. Cherche le merveilleux. Il est là, toujours en attente.
Laurence de Vestel – Décembre 2022 – ©oltome.com
En lisant « Manifeste Vagabond », j’ai eu l’impression d’avoir réponse à tant de mes questions. Pourquoi partir ? Pourquoi ressentir le besoin de repartir ? Pourquoi est ce si difficile de communiquer aux autres l’aventure et l’expérience du voyage vécu ? Comment garder en soi toute la belle énergie acquise du voyage perdurer en soi ? Pourquoi revenir ? Comment faire de « chez » soi un lieu de voyage ?… Ce livre m’a décidé à partir dans le désert avec Blanche dont je recommande tous les livres, de véritables petites pépites ! Une écriture magnifique, une grande profondeur qui fait tout de suite entrer en empathie.