« Pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles. » Max Frisch
L’hypothèse Oblomov
Oblomov, héros du roman de Gontcharov, propriétaire terrien de Saint-Pétersbourg du 19ième siècle, vit couché la plupart du temps et s’apprête toujours, à l’âge de 30 ans, à commencer de vivre. Telle est sa maladie : aboulie, sommeil et procrastination. Oblomov est une description poignante de l’impossibilité d’exister. Il n’est jamais allé de l’avant car aller de l’avant, voudrait dire, rejeter d’un seul coup sa large robe de chambre, qui avait protégé non seulement ses épaules, mais aussi son âme et son esprit.
Chapitre 1 – Les quatre cavaliers de l’apocalypse
Le roman de Gontcharov est plus un livre d’avertissement que de divertissement. C’est une prémonition adressée à l’humanité entière. La crise sanitaire, la menace du dérèglement climatique et la guerre déclarée par la Russie à l’Ukraine, favorisent ce que l’on pourrait appeler la grande rétraction. Cette accumulation d’infortunes traumatise une jeunesse élevée dans la douceur de la paix et nullement prête à affronter l’adversité. Nous subissons depuis 20 ans plus d’histoire que nous ne pouvons en ingérer. Plus que le confinement imposé, il faut craindre l’auto-confinement volontaire face à un monde dangereux. Innombrables sont les Européens qui ne veulent plus retourner au bureau, qui rêvent une vie simple en pleine nature loin du fracas des villes et des tourments de l’histoire.
L’humeur de notre temps, c’est donc la fin du monde : entre virus, conflits armés et catastrophes naturelles, tout appelle à la suspension des voyages, au repli sur de petites communautés en attendant de baisser le rideau.
Chapitre 2 – La banqueroute d’Eros
Le Covid a ressuscité deux grandes phobies modernes : la paranoïa, la peur de l’autre et l’hypocondrie, la peur de soi, de porter en soi le germe qui va le tuer. Comment s’étonner que la natalité se soit effondrée en 2020 et que l’appétit amoureux décline puisque le simple contact des épidermes est à la fois passible de poursuites et de menaces démesurées en matière de santé. Les jeunes générations s’orientent vers la continence ou la chasteté avec le risque que nous perdions l’intelligence du merveilleux charnel. Il faut préserver à toute force cette atmosphère d’amitié érotique et amoureuse car le vrai drame serait de cesser un jour d’aimer, de désirer et de perdre la double source magique qui nous rattache à l’existence. Le contraire de la libido, ce n’est pas l’abstinence, c’est la fatigue de vivre.
Chapitre 3 – Le voyage interdit
Pascal disait que tout le malheur des hommes est de ne pouvoir demeurer en repos dans sa chambre. On pourrait lui rétorquer que tout le malheur dans les années à venir sera peut-être de ne plus vouloir quitter sa chambre.
Ce qui caractérise notre situation actuelle : empêchement et complication. Ce qui était facile est devenu complexe et ce qui était difficile est devenu quasi impossible. L’urgence n’est pas à la lutte contre le réchauffement climatique mais à la punition de l’espèce. Il faut la clouer au sol pour lui administrer une bonne leçon. Au lieu de proposer aux citoyens, des solutions concrètes comme planter des arbres, restaurer les sols désertifiés, remplacer les énergies fossiles, on se contente de punir les réfractaires. La liberté est devenue un fardeau dans l’enclos seul nous délivre.
Nous sommes tous en transition. Mais pour aller où ? Évoluer d’un état vers un autre, où se dire fluide ou non binaire devient une identité, c’est-à-dire un autre enfermement. Le Covid nous aura libéré de la liberté comme idéal. Et puisqu’il n’y a que des lendemains indésirables, apaisons nos élans pour devenir des eaux dormantes que rien ne peut éveiller. Nous avons résisté à l’assaut du monde en robe de chambre et en pantoufles hyperconnectées, reliées à l’ordinateur et aux smartphones… Nous n’avons plus besoin des autres ni de l’extérieur puisque tout est devenu possible chez soi.
Chapitre 4 – La banalité vaut-t-elle d’être vécue ?
L’univers moderne oppose la platitude à la plénitude : l’au-delà a cessé de commander l’ici-bas. La vie est devenue ordinaire et banale. Notre vie est d’autant plus harassante qu’il ne se passe rien. Chaque jour est la réplique du précédent et l’anticipation du suivant, ce qu’on appelle le stress. Sartre écrivait dans « La nausée » : « Quand on vit, il n’arrive rien. Les décors changent, les gens entrent et sortent, voilà tout. Il n’y a jamais de commencement. Les jours s’ajoutent aux jours, sans rimes ni raison, c’est une addition interminable et monotone. »
Ce n’est pas de sagesse dont nous avons besoin mais de folie douce, pas de baume spirituel mais d’étourdissement. Avons-nous assez aimé, donné, prodigué, embrassé ? L’existence n’est pas une course d’endurance ou l’on doit tenir le plus longtemps possible à l’abri des coups mais une certaine qualité de liens, d’émotions et d’engagements. Quelque chose doit se passer dans le cœur des hommes qui soit de l’ordre du bouleversant, de la grâce. Ce que la vie calfeutrée ne permet pas.
Chapitre 5 – Le bovarysme du portable
Le téléphone portable nous relie à tous. Il nous apporte le monde à la maison et rend le monde superflu puisque je le possède dans le creux de la main. Alors qu’il devrait très être une simple machine, nous sommes à son service. Nous attendons de lui quelque chose qui relève du bovarysme universel : une espérance folle suivie d’une déception abyssale. Il nous divertit de tout y compris de nous-mêmes dans une fuite éperdue vers le prochain texto, le prochain appel. On verra peut-être bientôt des cures où les clients paieront très cher pour se voir confisquer leur portable. Des cures du temps passé pour supporter le temps présent.
Chapitre 6 – Les trois C : la caverne, la cellule, la chambre.
Nous avons aménagé une caverne avec tous les instruments du confort moderne. La maison est le lieu fondamental pour se recueillir. Il n’est pas d’action possible sur le monde si ce n’est à partir de cette petite partie fondamentale qui est une chambre, un appartement, une maison. Mais il y a une grande différence entre fuir le monde et le placer entre parenthèses. S’enfermer dans une pièce n’est pas forcément abandonner l’extérieur. C’est le mettre en suspend pour mieux y retourner. Si la maison devient cachot, elle tue le corps à corps passionnant avec le réel. Elle n’est plus le logis, elle est le bunker, un camp retranché.
Chapitre 7 – Beautés du chez-soi
L’intimité est une invention récente qui apparaît à la fin du XVIIIe siècle dans les milieux bourgeois et va de pair avec l’irruption du sentiment amoureux dans le mariage. Avant l’habitat était communautaire, chez les riches comme chez les pauvres. La chambre devient peu à peu nimbée de sacralité et les étrangers à la famille n’y entrent jamais sans autorisation. La notion de confort va se développer et ensuite la démocratisation du logement, essentielle pour sauver la classe ouvrière de l’alcoolisme et lui offrir hygiène et salubrité. Avant d’être un espace clos qui enferme, la chambre est une conquête qui protège et abrite, un refuge pour s’épanouir, réfléchir, reprendre la main sur sa vie, faire des plans, abriter ses amours.
Chapitre 8 – Supplices et délices de la vie entravée
Il y a un bonheur du chez soi. La chambre connaît deux destins : ou elle est la préface la vie autonome ou elle se rétrécit en niche qui étouffe. On veut son propre espace, différent de celui de sa famille où l’on sera maitre chez soi. Aujourd’hui, se ramasser chez soi, les deux mains pianotent sur le clavier, la télécommande, le smartphone pour recevoir les émissions du monde entier. Dans cet agora intime, nous avons des vies en ligne, on parle seul à tous sans bouger, on est acteur est spectateur sur l’extérieur depuis chez soi.
Chapitre 9 – Le pays du sommeil : Hypnos et Thanatos
Berceau ou tombeau, le lit marque l’indispensable suspension des activités diurnes et de la décence. Mais où vont les dormeurs pendant la nuit ? Les pouvoirs totalitaires ont toujours voulu régir les songes de leurs concitoyens. Cette volonté de contrôle sera l’objectif prochain des Gafa, qui organiseront le cloud onirique pour mieux nous traquer.
Chapitre 10 – Féérie digitale ou victoire de l’avachissement ?
On ne peut dire aujourd’hui, si nous allons vers une société de solitudes juxtaposées, ou vers un réveil collectif, une Europe remobilisée après le cauchemar du Covid et celui de la guerre en Ukraine. Deux choses ont changé depuis le début du XXIe siècle : une politique de la peur, pour la peur et par la peur et ce au niveau mondial, autour du climat, du terrorisme, et de la pandémie. Surtout, s’est mise en place de la connexion universelle supposée agrandir la psyché à la dimension de la planète.
Jadis les aventuriers prenaient la mer, désormais ils prennent leur joystick. Qu’apprenons-nous avec la réalité virtuelle ? A rester assis ou allongé. L’écran est la tisane des yeux. On connaît les cas extrêmes, ces adolescents japonais retranché du monde, les Hikikomoris, vissés sur leurs écrans jour et nuit, livides et farouches, nourrit par plateau repas glissés sous la porte. Leur addiction ne connaît jamais la saturation. Dans l’univers digital, on croit ouvrir l’immensité et on débouche hébété sur le vide, la tête farcie d’images et d’intrigues futiles. Augmentation ou amputation ? Le globe n’est plus qu’un immense refuge, havre de paix pour s’exfiltrer d’un réel trop blessant.
Chapitre 11 – La robe de chambre de Diderot
Qu’est-ce qu’une pantoufle ? La transformation du pied marcheur en pied dormeur : le moyen de locomotion est devenu moyen de stagnation. Être libre, n’est-ce pas d’abord se tenir droit, prendre soin de sa posture ? « Venez comme vous êtes » dit la publicité McDonald’s. On est ce qu’on est, sans manière. Or sortir de chez soi c’est toujours sortir de soi, et donc s’habiller, se mettre en frais pour autrui. Le survêtement a longtemps été l’uniforme des amateurs de foot ou de rugby, vautrés sur un canapé en grignotant des cacahouètes et en buvant de la bière. S’il est plaisant d’être à son aise, on ne fait pas une civilisation avec le seul ramollissement.
Chapitre 12 – Les déserteurs de la banalité
Xavier de Maistre a écrit « Voyage autour de ma chambre » en 1795. Emprisonné, il comprend que même l’être le plus malheureux, pourvu qu’il ait un réduit où se réfugier, peut s’évader par la lecture, l’imagination, le rêve sans se sentir misérable ou diminué. Rien à voir avec notre époque.
Chapitre 13 – Le chagrin météo
La météo est née entre le XVIIIe et XIXe siècle. Aujourd’hui on est passé de la théorie des climats à la théorie du dérèglement climatique. Le temps qu’il fait est désormais le résultat de ce que nous avons par notre démesure défait : le lien consubstantiel, entre l’homme et la nature, entre le microcosme et le macrocosme, s’est fissuré. La météo est le baromètre de la déraison humaine. Et le message du dérèglement climatique est le suivant : rester chez vous, si possible, n’ajoutez pas à la dette carbone de l’humanité par vos déplacements. La sédentarité est vivement encouragée.
Chapitre 14 – Le défaitisme existentiel
Il en faut de la passion pour supporter le au jour le jour, car quiconque vit reclus s’offre, plus que tout aux autres, au Dieu terrible de l’ennui. Plus la vie des individus est régulière, plus ils sont réceptifs au leitmotiv du péril. Il y a une volupté de l’état d’urgence : nous éprouvons une jouissance paradoxale à prédire notre disparition. Le défaitisme est aussi la résidence secondaire des peuples privilégiés, le soupir du gros chat ronronnant dans le confort. Le discours catastrophiste devrait nous réveiller, il nous endort. Mais quand la guerre, arrive à nos frontières, comme en février 2022, on ne peut plus se payer de mots, les faux-fuyants se dissipent, l’apocalypse mille fois invoquée est à notre porte, il faut alors se mobiliser ou accepter de disparaître.
Chapitre 15 – Les extrémistes de la routine
Quand la maison devient terrier, comme chez Kafka, la vie consiste à consolider la tanière, à accentuer l’enfouissement, un trou destiné à la survie. La sécurité au prix de l’ennui ou la liberté au prix du risque ? Le terrier semble devenu de nos jours une solution fictive. Mais quel orgueil il faut déployer dans la tentative de ne pas exister, de se hausser jusqu’au néant, d’éprouver le vide comme une certitude. Le renoncement aux passions devient passion du renoncement. « J’espère mourir sans avoir jamais vécu » pourrait rétorquer nos militants du très peu.
Conclusion : chute ou transfiguration ?
« On ne peut inviter le vent mais il faut laisser la fenêtre ouverte. » Krishnamurti
L’approbation joyeuse de l’existence, la curiosité pour les mondes étrangers, le vagabondage gratuit sont devenus suspects. On inculque à la jeunesse, jour après jour, des leçons de désespoir appliqué. La tentation du retrait pour les peuples qui veulent avant tout se protéger est grande. Comment s’étonner que les jeunes et courent se jeter dans le terrier en attendant la fin du monde ? La fin du monde, c’est le manque d’attirance pour la vie commune. L’appétit de vivre des années 60 est terminé. Le désir de jouir de tout ce que la vie offre de meilleur et banni voir condamné comme un péché. Nous voici inviter à rentrer nous-mêmes car le dehors est un gouffre. On confond prudence avec inertie. L’humanité doit être mise sous cloche.
Ce qui nous rend fort n’est pas la fuite mais la confrontation avec l’adversité. L’agression de l’Ukraine déclenchée par Moscou en février 2022 a pris l’Europe au dépourvu. Celle-ci a pourtant réagi avec une solide unanimité et ne s’est pas couchée. Des peuples peuvent s’assoupir mais aussi se réveiller, ressortir grandi des pires épreuves. Nous sommes plus forts que nous le pensons. Nos ennemis sont plus faibles qu’ils ne le croient. La guerre comme les maladies sont des maîtres ambigu qui éveillent autant qu’ils assomment. La messe n’est pas dite… Mais si nous cédons, nous sommes perdus.
Laurence de Vestel – Résumé « Le sacre des pantoufles » de Pascal Bruckner – Novembre 2022 pour ©Oltome.com
« Le sacre des pantoufles » de Pascal Bruckner nous invite urgemment à renoncer à renoncer au monde. En ces temps d’annonces catastrophismes, virus, dérèglement climatique, menace de guerre, nous sommes de plus en plus inviter et encourager à se terrer chez soi à l’abri avec son smartphone, son ordinateur… L’approbation joyeuse de l’existence, la curiosité pour les mondes étrangers, le vagabondage gratuit sont devenus suspects. On inculque à la jeunesse, jour après jour, des leçons de désespoir appliqué or si nous renonçons, nous sommes perdus. Le sacre des pantoufles nous invite à lutter contre la fatigue de vivre et se reconnecter à ce qu’il a de plus sacré, au merveilleux charnel afin de préserver cette atmosphère d’amitié érotique et amoureuse car le vrai drame serait de cesser un jour d’aimer, de désirer et de perdre la double source magique qui nous rattache à l’existence.