L’empereur et les milliardaires rouges

« La pensée de Xi Jinping guide la construction économique de notre pays vers des réalisations héroïques » peut-on lire sur les murs de la ville ornées de portraits géants lors de la nouvelle intronisation de Xi Jinping qui à 69 ans, entame son 3ième mandat de 5 ans… et la voie est ouverte à son maintien à vie.  

Depuis son arrivée au pouvoir, le Maitre du Parti et de l’armée n’a cessé de durcir ses méthodes et d’éliminer toute forme de contestation.  Il impose un tournant politique majeur.  Au nom de « la prospérité commune », le pouvoir resserre son étreinte sur les géants de la technologie, industrie, commerce, l’immobilier, tout ceux qui en moins de 40 ans ont permis à la Chine la formidable accélération de son économie.  Alibaba, Didi, Tencent, Huawei, ByteDance, Evergrande, Country Garden ont perdu par milliards en quelques jours une partie de leur valeur boursière.  Leurs dirigeants courbent l’échine, démissionnent ou disparaissent pendant que la bureaucratie s’efforce de reprendre le contrôle de ces secteurs.  

1. ENRICHISSEZ-VOUS

Le Grand Bond en avant, de 1958 à 1962, voulu par Mao Zedong à fait mourir de faim 36 millions de personnes.  La révolution culturelle déclenchée par Mao en 1966 et qui s’est éteinte à sa mort en 1976, en a fait périr 20 millions.

Deng Xiaoping succède à Mao et proclame « Les Quatre Modernisations » afin de fonder une économie de marché socialiste aux caractéristiques chinoises.  800 millions de personnes ont échappés à la pauvreté.  Le succès de la libération est immédiat même si l’enrichissement tapageur de nombre d’officiels et l’accentuation brutale des disparités sociales provoquent des mouvements de contestation, réprimés sans merci (massacre de Tiananmen en 1989).  Tous veulent profiter de l’ouverture à l’initiative privée de secteurs économiques jusque-là entièrement sous le contrôle d’un État incompétent.  Bon nombre deviendront milliardaires en quelques jours.  Shenzhen qui n’était qu’un petit village abrite aujourd’hui 13 millions d’habitants… succès dû au père de Xi Jinping.  Plus de 5000 sociétés ont surgit de terre.

Jiang Zemin succède à Dang Xiaoping en 1989. Les entrepreneurs à succès entrent en politique.  La corruption accompagne un développement économique sans précédent.  Les Occidentaux se ruent, les investissements étrangers affluent, la Chine devient l’usine du monde.  En 2004, la Constitution chinoise reconnait le droit à la propriété privée. Hu Jintao succède à Jiang Zemin et poursuit la même trajectoire que son prédécesseur.  En 2010, la Chine compte plus d’un millier de milliardaires et plus d’un million de millionnaires en dollars… Xi Jinping, arrive au pouvoir en 2012, et va bouleverser les règles du jeu…  

2. UNE AFFAIRE DE COUPLE

A Hainan, Pan Shiyou vit dans la misère.  A 26 ans, il se lance comme tout le monde dans l’immobilier.  Avec son épouse, Zhang Xin, il fonde Soho China.  Il propose des logements et des bureaux aux habitants de Pékin et de Shangaï. Pékin s’est transformée à toute allure avec l’arrivée des JO de 2008. Xi Jinping arrive au pouvoir.  Le couple célébré comme un modèle de réussite et de sophistication est traîné dans la boue des réseaux sociaux pour avoir profité de paradis fiscaux.  Les autorités accumulent les sanctions contre le groupe Soho… qui perd 50% de sa valeur en quelques jours.  De guerre lasse, le couple démissionne de ses fonctions et se réfugie à New York.  

3. JACK MA, L’IVRESSE D’UN EMPIRE

Jack Ma, le fondateur de Alibaba, le chinois le plus riche et le plus célèbre du monde, est un véritable modèle pour toute une génération qui a découvert goulûment les joies de la consommation grâce à ses plates-formes marchandes, qui paye en ligne grâce à ses outils numériques, qui boit ses paroles lors de ses conférences motivantes sur Internet…  Jack Ma est né en 1964 à Hangzhou. Il ne brille pas à l’école mais il décide d’apprendre l’anglais en guidant les touristes de sa ville. Il se lie à une famille australienne qui l’invite chez eux quelques années plus tard.   Jack Ma se fait professeur d’anglais et épouse sa femme. Il accompagne une délégation chinoise en Californie en 1995 pour aider à résoudre un conflit commercial. Ma découvre Internet et achète un ordinateur.  Grâce à sa maîtrise de l’anglais, il est désigné pour faire découvrir la grande muraille de Chine à un Américain, le cofondateur de Yahoo, son futur premier investisseur. En 1999, Jack Ma crée Alibaba. Le succès est fulgurant.  Il a 34 ans.  En 2014, le groupe Alibaba entre en Bourse.  Sa valeur dépasse celle de Facebook et Amazon réunis.  Jack Ma est immensément populaire, célébrant en termes simples la confiance en soi, la sincérité, la persévérance, la justice.  Il crée des fondations pour aider les jeunes.  En 2017, sa fortune s’élève à 60 milliards $.  Jack Ma éblouit sa liberté de ton.  Il n’hésite pas à critiquer la politique du gouvernement quand elle touche à ses affaires. Erreur… Alibaba est frappé d’une amende de 2,8 milliards pour abus de position dominante.  La valeur du groupe plonge perd 60% en quelque mois.  Il confie à ses collaborateurs la direction du groupe qu’il construit en moins de 20 ans et qui représentait la première capitalisation boursière d’Asie, à hauteur de 520 milliards de dollars et qui employait 200 000 personnes. En 2020, les autorités font barrage en dernière minute à l’introduction en bourse de Ant Group, la filiale de paiement d’Alibaba.  En pleine pandémie, Jack Ma disparait.  Il reste libre de ses mouvements mais on ne l’entend plus… Il a perdu la partie. 

4. LES MOUCHES, LES TIGRES ET LES RENARDS

Jusqu’en 2002 et son entrée au comité central du parti, Xi Jinping n’a guère attirer l’attention. Né dans une famille privilégiée, il subit avec son père la disgrâce et les traumatismes de la révolution culturelle.  Ses 7 années d’exil dans la « terre jaune » le marqueront profondément.  Il s’y est senti pour toujours « fils du peuple ».  Il entre au Parti, obtient un diplôme d’ingénieur chimiste, épouse une très célèbre star du chant patriotique, et devient ensuite chef du parti à Shanghai, véritable tremplin d’un destin national.  

En novembre 2012, il accède au poste de secrétaire général du Parti, de président de la commission militaire centrale et devient chef de l’État en mars 2013.   Son objectif : consolider le parti marxiste-léniniste, renforcer son pouvoir sans souffrir de la moindre contestation.  Depuis son arrivé au pouvoir suprême, Xi Jinping controle le parti par vagues d’épuration successives. La lutte contre la corruption est présentée comme une croisade nécessaire, dans l’intérêt du peuple tout entier, ce qui lui vaut une popularité immédiate et considérable. « Il est urgent de débarrasser l’élite communiste « des mouches, des tigres et des renards ».  On ne compte plus les responsables qui « tombent de cheval » y compris les rivaux dérangeants.  Bon nombre de milliardaires rouges envisagent de quitter le pays ou à se reconvertir. 

5. PROSPERITE COMMUNE

Yu Minhong, lui aussi est né dans une extrême pauvreté.  A 31 ans, il crée New Oriental en 1993, la plus grande société chinoise d’éducation privée dans un marché où les familles sont obsédées par la réussite scolaire et la compétition.   En 2002, New Oriental compte 350.000 étudiants et entre en bourse en 2006.  En 2021, Xi Jinping déclare que l’éducation privée est une maladie infectieuse.  Les écoles privées sont « encouragées » à rejoindre le secteur public où l’enseignement de « la pensée de Xi Jinping » devient obligatoire de la maternelle à l’université.  La capitalisation boursière de New Oriental passe de 30 à 3,5 milliards de dollars.  Les revenus chutent de 80%, 60000 personnes sont licenciées.  Fin de la parenthèse capitaliste.  Place à la consolidation idéologique. 

6. LES GEANTS ENTRAVES

Depuis 1990, les géants du numérique chinois avaient connu une croissance ininterrompue, parvenant à rattraper ou dépasser leurs homologues américains.  Les voici maintenant entrer dans l’air de la rectification. Les enseignes les plus emblématiques n’ont d’autre choix que d’adhérer à la politique du Parti.  

Tencent, créé en 1998 par Pony Ma, est le plus puissant groupe chinois privé, pesant 374 milliards d’Euro (110 de plus que Meta).  Ses services internet et mobiles, incluent réseaux sociaux, jeux en ligne, sites de commerce en ligne, et l’application de messagerie WeChat. WeChat a développé une gamme de services tels que tous les besoins de ses abonnées sont couverts en un simple clic (à la fois Facebook, WhatsApp, Twitter, PayPal, Uber, Vélib’, Amazon, les QR liés au Covid19…).  WeChat sait tout de vous.  En 2021, les ordres du régime tombent : interdiction de jouer en semaine aux jeux vidéo, « ce nouvel opium spirituel ».  « Honor on Kings », est un jeu addictif au point que certains participants en sont morts d’épuisement.  L’état protecteur semble avoir repris en main la vie de ses sujets.  Pony Ma répond à la volonté du régime pour rester à la tête de son groupe dont il a perdu la moitié.

Zhang Yiming, le plus riche et le plus puissant des entrepreneurs chinois dans la tech, a fondé en 2016, ByteDance, propriétaire de TikTok, (en Chine, son nom est Douyin et reste sous le contrôle de censeurs intégrés à l’entreprise).  Cette application mobile de partage de vidéo et de réseautage social développée pour le marché non chinois, est un phénomène mondial.  En 2022, Le FBI accuse ByteDance d’être supervisé par le gouvernement chinois, de manipuler les données et le système de recommandation, de collecter les données nécessaires à des opérations d’espionnage.  L’État chinois s’est arrogé le contrôle de ByteDance.  Zhang n’a plus grand-chose à dire.

7. SOUS TUTELLE

Cette nouvelle élite prise à contre-courant par le durcissement du régime n’a que deux choix, en prendre son parti ou choisir le large. Wang Xin, un des philanthropes les plus généreux de Chine, a posté sur un site, un célèbre poème moquant un empereur qui brulait les livres pour punir les dissidents avant d’être renversé par des analphabètes.  Du jour au lendemain, la colossale entreprise de Wang Xin, Meituan, spécialisée dans la vente en ligne, a plongé en bourse…  

Cheng Wei, le fondateur de Didi (l’équivalent d’Uber en Chine), suit scrupuleusement la ligne du Parti.  Pourtant, l’État, sous prétexte d’être garant de la cybersécurité, s’est approprié 1% de l’entreprise et a placé un de ses représentant au Conseil d’Administration. 

L’époque pousse à la prudence. Plus question d’exhiber ses richesses ou de se livrer à des opérations spectaculaires. La propagande du régime exalte la « prospérité commune » et encourage la colère populaire contre les milliardaires. Le parti tient tout.  En 2022, la richesse des 100 plus grandes fortunes chinoises a baissé d’un tiers selon le magazine Forbes.  Le capitalisme d’état veille à redistribuer la richesse : l’empereur y gagne en matière de popularité auprès du plus grand nombre.

De la prospérité commune au maintien de la politique zéro Covid, la chape de plomb idéologique s’alourdit en même temps que la croissance ralentit. De graves incidents éclatent. Les salariés du groupe Foxconn, qui emploie 200 000 personnes pour produire le nouvel iPhone 14 d’Apple, à bout de nerf à la suite d’un confinement ultra sévère, se révoltent…  Les plus graves protestations depuis Tiananmen en 1989.

8. LE RHINOCEROS GRIS

Lorsque le régime s’était ouvert à la propriété privée, l’acquisition d’un appartement demeurait la première ambition de toute famille chinoise. Le patron du groupe Evergrande, Xu Jiayin, a su saisir cette opportunité.  Entre 2011 à 2013, on a coulé plus de béton qu’aux Etats-Unis pendant tout le XXIème siècle.  Un milliardaire chinois sur eux lui doit sa fortune.  Avec la pandémie et le ralentissement économique, la catastrophe menace.  Evergrande, le promoteur immobilier le plus endetté du pays, est devenu un « rhinocéros gris », un danger évident dont le sort a de quoi faire trembler la planète.  Evergrande échappe depuis trop longtemps au contrôle et aux sanctions.  En novembre 2021, c’est le crash… 60% de l’épargne individuelle sont concentrés dans l’immobilier.  50 millions de logements sont vides.  La dette des gouvernements locaux représente 50%  du PIB national.  Des révoltes et manifestations menées par des victimes ivres de rage se propagent dans tout le pays.  La répression est à la hauteur de la colère sociale.  

9. LA GUERRE DE L’EAU

Zhong Shansan a créé Nongfu Spring, une eau minérale vendue par 15 milliards de bouteilles par an.  Zong Qinhou est un autre entrepreneur à succès dans l’eau.  Entre eux c’est la guerre, mais chacun est forcé d’épouser le discours dominant.

10. LA MOITIE DU CIEL

Depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir, il y a 10 ans, la natalité a diminué de 45%.  Depuis 2022, la population chinoise a commencé à diminuer.  Si la vague de revendications féministes peine à émerger en Chine, on constate que depuis peu, quelques-unes des plus grandes fortunes chinoises sont entre les mains des héritières.

11. VRAIS PATRIOTES ET PETITS GEANTS 

Meng Wanzhou, fille du fondateur de Huawei, est rentrée en Chine après avoir été condamné par la justice américaine à vivre pendant près de 3 ans en résidence surveillée à Vancouver.  Huawei est soupçonné d’être au service du système d’espionnage chinois.  Le groupe est aujourd’hui interdit d’opérer la 5 G aux USA, Canada et Australie.  Huawei a été fondé en 1987 par Ren Zhengfei.  Il n’a que 1% des part de l’entreprise.  Les employés se partageraient le reste.  Il impose une discipline de fer, un rythme de travail forcené compensé par des salaires généreux.  Huawei affiche un chiffre d’affaires global de 80 milliards d’euros, emploie 180000 employés, détient le record mondial en nombre de brevets déposés, est leader en vidéo surveillance (372 caméras de surveillance par 1000 habitants).  Un vrai patriote !

Sanctions américaines, politique zéro Covid, ralentissement économique, méfiance des investisseurs nationaux étrangers face a la mainmise du régime sur les géants de l’e-commerce… Xi Jinping comprend que la crise menace l’économie chinoise et par la même le contrat social avec la population. Pour la première fois, en 2022, la croissance chinoise n’est plus la première d’Asie.  Au moment où Xi Jinping aborde le 3ième mandat de son règne, l’économie est en berne.  Son objectif est de faire du marché intérieur chinois un marché autosuffisant. Xi Jin Ping parie sur de nouveaux champions, des petits géants, censés contribuer à un meilleur partage de la prospérité commune.  

« Il ne faut pas attendre de cette génération un sursaut politique comme vous l’entendez en Occident, affirme AI Weiwei, sculpteur, photographe, cinéaste de grand talent qui vit en exil depuis 2015. Ces jeunes ne pensent qu’à leur nombril, ils ont été élevés dans un lavage de cerveau permanent et efficace pour s’inscrire dans cette société soi-disant « patriotique ». Il n’y a pas de véritable idéologie dans tout ça, juste de l’égoïsme. Ils n’ont pas de point de vue sur le monde, ils ne comprennent rien à l’humanité, ils n’ont pas de pensée stratégique ou philosophique, c’est impossible en Chine. C’est donc une génération bizarre qui ne sait rien et qui en est très fière, une génération arrogante de ce qu’elle ignore. »

12. PLUS ROUGE QUE ROUGE

Jamais depuis la fondation du régime, un président chinois n’a ce point incarné l’autorité absolue du parti, ni disposé de tels moyens pour imposer ses volontés. Devenu la deuxième économie mondiale en un temps record grâce aux talents de ses entrepreneurs, à son énorme marché intérieur, à l’appétit des investisseurs occidentaux, et sa capacité d’innovation, la Chine dispose de groupes industriels et technologiques d’une puissance considérable. Les voilà contraint à travailler davantage pour l’intérêt national plutôt qu’à leur seul profit, et à s’aligner davantage sur les priorités tels que l’empereur les as définies.  Xi Jinping pourra-t-il réussir son pari sans les milliardaires rouges et imposer au monde la suprématie chinoise ?

Laurence de Vestel – Mars 2023 ©oltome.com2023