Freshkills, recycler la terre… formidable enquête de Lucie Taïeb…
« Rien n’est plus invisible que ce qui s’offre au regard de tous ». DeLillo
Les déchets sont l’envers de l’histoire, les cadavres dans le placard d’une société lisse, prospère, que rien ne peut venir corrompre, que rien n’atteint, où tout est toujours neuf, chaque jour un jour nouveau, ne portant ni trace ni stigmates de ce qui a pu avoir lieu la veille…
L’immense décharge de Freshkills fermée depuis 2001 est en cours de réhabilitation. Elle deviendra, une fois achevé ce chantier de transformation immense, un parc récréatif naturel ouvert aux habitants de State Island et à tous les new-yorkais, le Central Park du XXIe siècle.
L’entrepreneur chargé de superviser la réhabilitation explique que New York a été bâti, comme toutes les grandes villes, sur des déchets, qu’il suffit de creuser un peu pour trouver ces reliques, et qu’il en va de même pour Central Park. Il paraît, qu’à Paris, tout parc présentant quelque relief, a de même été brièvement une décharge. Le futur parc « naturel » de Staten Island ne peut être considéré que comme un lieu artificiel par excellence, non seulement parce qu’il est constitué des restes de plus de 60 ans de consommation effrénée, mais surtout parce qu’il veut se faire passer pour ce qu’il n’est pas : un parc naturel. Comme si la bonne volonté, associée à l’intelligence des ingénieurs et des concepteurs, pourrait effacer des décennies de mépris.
La question du devenir de nos ordures ménagères est légère, dans le sens où aucune vie n’est en jeu, aucune mort, mais il est symptomatique de l’aveuglement volontaire dans lequel nous vivons. Nous nous construisons une enclave mentale pour vivre dans l’illusion d’une ville propre, où tous nos déchets et salissures disparaissent comme par magie. Tandis que le chantier du Grand parc récréatif naturel avance à Staten Island, les tonnes de déchets produits chaque jour à New York sont désormais exportées en Caroline-du-Sud.
Freshkills était un véritable petit paradis qui a perdu sa pureté et sa fraîcheur pour devenir le nom d’une honte. Cette décharge a été ouverte en 1948 avec la promesse aux habitants que ce serait pour une durée de trois ans et qu’ils ne sentiraient rien… Trois années passent et aucune solution de rechange sérieuse n’existe au stockage des déchets produits quotidiennement à New York. Freshkills est devenue la plus grande pyramide de déchets, Alpes de poubelles, visible depuis l’espace, et traite 29000 tonnes d’ordures par jour ! En 1996, la décision de fermer la décharge tombe enfin. En mars 2001 commence le processus de fermeture, de traitement, de transformation. En septembre 2001, les tours jumelles du World Trade Center s’effondrent. Il faut déblayer ces tonnes de gravats et de poussière, auxquelles se mêlent les restes des victimes. La décharge ferme définitivement pour faire la démonstration qu’il est possible de recycler la terre et en faire un parc récréatif naturel de rêve, Freshkills Park, qui sera prêt à ouvrir en 2036.
Qui accordera le moindre crédit à une telle supercherie ? Sans parler de l’éventuelle toxicité du lieu, des secrets honteux qui dormiront sous ces tonnes de déchets… Pourtant, un beau jour, ce parc sera le plus gros de New York, et on aura du mal à imaginer l’histoire de sa transformation. Le bleu de l’eau sera si scintillante, le vert sera réel, et l’air plus pur qu’à des milles à la ronde. Tout cela brillera d’une vie intacte et franche, comment au premier jour. Tout se répare désormais. La terre est infiniment résiliente. La honte et la flétrissure s’effacent. Pourtant, rien ne disparaît. Il y a cette part en nous, impitoyable, qui se souvient.
Freshkills c’est un épicentre, la grande négativité, le grand vide qui nous submerge, la vacuité, la vanité sans fin de nos existences protégées. Comment ignorer qu’à force de ne pas voir, littéralement, comme nous avons fait et faisons allégeance à l’ordre qui nous alimente et nous donne une place, nous oublions le prix à payer lorsque l’on vit la conscience divisée ? Il y a l’île, de l’autre côté, la zone sacrifiée, celle qui accueille, qui traite, qui crève sous les émissions toxiques, celle où le cancer s’attrape comme une grippe. Nous vivons, nous aussi dans une enclave : dans un semblant de monde, dans des villes souillées de sang et de cendres, des villes qui puent la mort sous leur pelouse artificielle, leur espaces végétalisés, qui puent la destruction et la souffrance, le double langage et l’aveuglement. Nous aimons entretenir l’image de nous-mêmes, citoyens respectueux de leur environnement, qui voulons à tout prix garder les mains propres, et qui laissons à d’autres acteurs, clairement identifié sous le nom de multinationales le soin de saigner la terre et de semer la guerre pour garantir la satisfaction des besoins les plus fondamentaux. Freshkills, recycler la terre ! Quelle contradiction…
La décharge sanitaire est née au XXe siècle, en réponse à la recrudescence des déchets notamment issue de l’activité industrielle en plein essor, puis de la société de consommation. Elle est l’enfant monstrueux de notre mode de vie, l’un des nombreux visages d’une autre allégeance un ordre qui implique la destruction. L’ignorer et « vivre avec » nous garantit un certain confort, mais nous contraint à une conscience divisée. Tout aveuglement volontaire se paie, toute humanité double est tiraillée. Si d’ailleurs, nous avions la conscience légère, pourquoi chercher à toute force à l’alléger encore par nos comportements irréprochables de citoyens modèles, qui jamais ne regimbent ? Nous avons plus d’un cadavre dans nos placards bien rangés, qui menace de ressurgir au moment le plus opportun. Nos villes lisses et propres, nos maisons impeccables notre hygiène de vie scrupuleuse et suspecte nous nuisent. Elles nous mutilent, nous coupent de nos désirs et entretiennent illusion qu’il n’y a rien de plus, rien d’autre à vouloir être que ce peuple exsangue, anesthésié, cherchant ce qui lui manque dans une mise en scène pathétique de lui-même ou dans quelques pourvoyeurs de sensations fortes.
Laurence de Vestel – Résumé « Freshkills, recycler la terre » juin 2022 pour ©Oltome.com
Freshkills de Lucie Taïeb, un livre remarquablement et indispensablement dérangeant pour nos personnes qui pensent que lorsque l’on jette un déchet dans une poubelle, il disparaît… Un livre qui oblige à remettre nos comportements en question et à bien ouvrir les yeux, car , oui, « rien n’est plus invisible que ce qui s’offre aux regards de tous ! ».