Enquête « La machine est ton seigneur et ton maître » menée par Jenny Chan
Témoignage de Yang, étudiant et ouvrier de fabrication
« La machine est ton seigneur et ton maître »
« À Foxconn, les quotas de production et les contrôles de qualité mettent autant la pression sur les ouvriers que l’utilisation de violences verbales. Les surveillants répriment les ouvriers. Et les machines les dépossèdent de leurs sentiments que la vie a une signification et une valeur. Les mêmes gestes sont répétés chaque jour, de sorte que les ouvriers perdent peu à peu leur sensibilité et deviennent carrément apathiques. »
« Les machines ressemblent à d’étranges créatures qui aspirent les matières premières, les digèrent et les recrachent sous forme de produit fini. Le processus de fabrication automatisé simplifie les tâches des ouvriers qui n’assurent plus aucune fonction importante. Ils sont plutôt au service des machines. Nous avons perdu la valeur que nous devrions avoir en tant qu’êtres humains, et nous sommes devenus une prolongation des machines, leur appendice, leur domestique.. J’ai souvent pensé que la machine était mon seigneur et maître et que je devais lui peigner les cheveux, tel un esclave. Je devais peigner soigneusement, afin de ne casser aucun cheveu, et le peigne ne devait pas tomber. Si je ne faisais pas bien, j’étais élagué. »
Foxconn est le plus grand fabricant du monde dans le domaine de l’électronique. Elle fabrique à elle seule près de 40 % de l’électronique de la planète. Elles ont été le théâtre de suicides d’ouvriers qui ont rendu publique des conditions d’exploitation fondées sur une organisation militarisée et une surveillance despotique.
Tian Yu, ouvrière migrante chez Foxconn
« Croissance, ton nom est souffrance »
Foxconn est la plus grande entreprise du secteur privé en Chine, un des premiers employeurs du monde avec 1,4 millions de travailleurs. Les clients de Foxconn sont Apple, Cisco, Dell, Black -Berry, Philips, Toshiba, Huawei, HP, Microsoft, IBM, Samsung, Amazone, HP, Dell, Sony… Ainsi à des milliers de kilomètres des étalages des Apple Store et autres, dissimulée aux consommateurs, on trouve la réalité d’un travail pénible et aliénant qui, dans des conditions extrêmes, contribue à d’immenses tragédies individuelles. En 2010, 18 jeunes salariés âgés de 17 à 25 ans ont tenté de se suicider. Les médias internationaux ont surnommé ces événements le « Foxconn suicide express ».
Yu, née en 1993, a émigré depuis la campagne chinoise pour devenir une jeune ouvrière chez Foxconn. Au milieu des années 80, la détérioration de l’économie rurale, liée à une politique de développement d’État axé sur les villes, ont placé les innombrables paysans dans des difficultés inédites. Internet et les communications mobiles ont permis à d’innombrables jeunes d’entrevoir une vie urbaine pleine de richesse et de merveilles, et ils sont venus rejoindre la masse croissante des travailleurs de l’industrie d’exportation chinoise.
Arrivée au centre de recrutement de Foxconn, Yu a fait la queue toute la matinée, et après de multiples formalités, elle se retrouve embauchée comme ouvrière à la chaîne. On lui a remis « le guide de l’employé de Foxconn » qui distille le rêve qu’on peut faire fortune par le travail et l’idée que des efforts assidu suffisent pour conquérir le succès. Ainsi, Yu rejoint les 400.000 ouvriers de l’usine, dont la plupart sont comme elle de jeunes migrants de la campagne à peine sorti de l’adolescence.
Dès le départ, il était impossible à Yu de dire non aux heures supplémentaires. Sans interruption, les produits sont assemblés puis expédiés, 24 heures sur 24, 365 jours par an. Yu a droit à un jour de congé toutes les deux semaines. Très vite ce système de production fait disparaître tout sentiment de nouveauté, d’accomplissement ou d’initiative. Le silence est obligatoire. Il y a des caméras de surveillance à peu près partout. Un immense endroit où tout le monde est étranger.
En 2010 vers 8h du matin, Yu se jette du quatrième étage de son dortoir Elle survivra miraculeusement avec trois factures de la colonne vertébrale, quatre fractures de la hanche et une paralysie des membres inférieurs. Les effets cumulés d’un travail à la chaîne interminable, des horaires de travail punitifs, de la discipline d’usine implacable, d’une vie de dortoir solitaire, du rejet des managers et des administrateurs auquel s’ajoute le non versement de son salaire par l’entreprise puis son incapacité à contacter ses amis et sa famille sont les causes immédiates de sa tentative de suicide. « J’étais si désespéré que ma tête c’est vidée.»
Pendant que Yu était en soins intensifs à l’hôpital de Shenzhen, plus d’une dizaine de jeunes employés ont vu leur rêve se briser de la même façon.
Comment le groupe a-t-il réagi à cette série de suicides professionnels et au regard des critiques des médias ? Le directeur des ressources humaines de Foxconn a tenté de faire signer aux employés un engagement à ne pas se suicider ! Foxconn a finalement dû renoncer à cette obligation administrative. Après que le monde entier ai manifesté son intérêt pour ses suicides, le gouvernement chinois à exprimer sa sollicitude et a annoncé qu’il allait améliorer les conditions de vie des ouvriers et le management de l’entreprise.
Jusqu’à la vague de suicides, Foxconn n’avait jamais relever les salaires au-dessus du minimum obligatoire pour les employés de Basse. Foxconn a finalement été obligé d’augmenter un peu les salaires pour rester concurrentiel sur le marché du travail, tout en relevant ses objectifs de production et des journées de travail plus longues. Foxconn a également mis en place une hotline de soutien… il est fort douteux que des travailleurs se confient sans réserve à une hotline gérée par l’entreprise.
L’essor de Foxconn au rang de premier producteur d’électronique mondiale a été salué comme une réussite de l’industrie chinoise d’exportation. Mais l’expérience vécue de Yu illustre à quel point l’obsession du groupe pour les objectifs de production, la croissance de l’entreprise et les bénéfices implique souvent le sacrifice des besoins humains élémentaires de ses salariés.
Xu Lizhi, travailleur migrant et poète
« J’ai avalé une lune de fer »
Salarié du groupe Foxconn, Xu s’est suicidé le 30 septembre 2014 à Shenzhen, à l’âge de 24 ans. L’équipe de son bloc a publié son travail et témoigne : « Nous voulons rendre hommage à Xu, faire connaître une partie de son superbe travail littéraire et faire prendre conscience au public que la dureté des conditions de vie, les luttes et les revendications des travailleurs migrants chinois n’ont pas cessé depuis le large écho médiatique suscité en 2010 par les 18 tentatives de suicide ayant causé 14 morts chez les travailleurs de Foxconn. »
Postface
Les ombres chinoise de la Silicon Valley
Dans l’usine de Foxconn, dans un vacarme assourdissant sur des chaînes de montage alignées à perte de vue, on y travaille 10 à 12h par jour entre six et sept jours par semaine. La plupart des ouvriers, faute de pouvoir se payer un logement, dorment sur des lits superposés dans des chambres d’une dizaine de locataires. Cancer, maladies respiratoire et neurologique sont légion.
Chaque détail du quotidien de ces ouvriers rappelle l’extrême mesquinerie sur laquelle repose le secteur manufacturier où les petites économies font les grandes fortunes. La règle de travail numéro un des usines Foxconn : « Ne pas parler, ne pas rire, ne pas manger, ne pas dormir. « Passé plus de 10 minutes aux toilettes est puni d’un avertissement oral. Et le bavardage est sanctionné par un avertissement écrit. Il existe également un système de point pour récompenser ou punir les salariés. En 2012 Terry Gou, PDG du groupe Foxconn déclarait être fatigué de gérer 1 million d’animaux. Terry Gou ne tient pas les employés de Foxconn, à l’origine de sa fortune, en haute estime. Il a hâte de se débarrasser de « ses travailleurs humains » le plus vite possible pour les remplacer par des robots.
Lorsque Yang disait « J’ai souvent pensé que la machine était mon seigneur et mon maître dont je devais peigner les cheveux tel un esclave », on peut apprécier la pertinence de cette formule pour décrire nos quotidiens, des heures consacrées alimenter nos comptes Facebook, nos fils Twitter, à trier nos mails… La vie numérique et la production d’électronique constitue des faces d’une même exploitation économique dans laquelle la moindre de nos activités est soumise à l’extraction de données tout comme le moindre des gestes de l’ouvrier est soumis à l’extraction de plus-values. Tous ces gestes qui flattent nos propres désirs de puissance renforcent encore plus décisivement la puissance de nos maîtres.
La machine est ton seigneur et ton maître est le récit des vies brisées de Yang, Tian Yu et Xu Lizhi nous rappelle que le moyen le plus direct de nous soustraire à ce continuum d’exploitation consiste à dénumériser autant que possible, là où il nous reste quelques marges de manœuvre.
Laurence de Vestel – « La machine est ton seigneur et ton maître » résumé septembre 2022 – ©Oltome.com
La machine est ton dieu et ton maître est à lire absolument ! Vous ne regarderez plus vos smartphones comme avant. Ils sont produits et assemblés dans des conditions à peine imaginables de nos jours, dans un véritable enfer de Shenzhen, caché aux yeux de tous, car si nous pouvions entrevoir cette gigantesque usine déshumanisée, Foxconn, nos appétits de consommation s’en trouveraient très probablement calmés.