Résumé du livre de Nancy Huston « L’espèce fabulatrice »
A quoi ça sert d’inventer des histoires, alors que la réalité est déjà tellement incroyable ?
1. NAISSANCE DU SENS
« On croit toujours qu’elles en ont lourd sur le cœur, les mouettes, alors que ça ne veut rien dire du tout, c’est votre psychologie qui vous fait cet effet-là. On voit partout des trucs qui n’existent pas, c’est chez vous que ça se passe, on devient une espèce de ventriloque qui fait parler les choses, les mouettes, le ciel, le vent, tout, quoi…. » Romain Gary
Animaux nous sommes. Mais spéciaux… Les humains sont les seuls animaux à savoir qu’ils vont mourir, que la vie ne dure pas. Qu’elle a un début et une fin, tel un récit. Ils perçoivent leur existence comme une trajectoire dotée de sens. Personne hormis nous n’a mis de sens dans le monde. Les singes ne se racontent pas d’histoires. Ils ne peuvent même pas se dire : « on se retrouve demain à la même heure ! »
La narrativité est comme une technique de survie qui sert à doter le réel de sens. C’est ce que nous faisons tous, tout le temps, sans le vouloir, sans le savoir, sans pouvoir nous arrêter. Dieu est notre création. Notre nom est une fiction. Le baptême, le mariage des actes magiques… Les chimpanzés sont incapables de mentir, d’écrire de la poésie, de proférer des injures : trois formes de magie banales impliquant l’emploi à dessein d’un mot pour un autre. Le sens est notre drogue pure.
Les singes n’ont pas un moi. Moi, je est une fiction. La conscience, c’est l’intelligence plus le temps, c’est à dire : la narrativité. Nos fictions nous fabriquent. On ne naît pas soi, on le devient. Soi est une construction péniblement élaborée.
Notre mémoire est une fiction. Elle passe son temps à ordonner, associer, sélectionner, oublier, construire… fabuler. Vous fabulez en toute innocence la fiction de votre vie qui devient votre réalité la plus précieuse et la plus irrécusable par la foi que vous mettez en elle.
Les gens qui se croient dans le réel sont les plus ignorants
et cette ignorance est potentiellement meurtrière.
Nous sommes l’espèce fabulatrice !
2. MOI, FICTION
« La vérité ? Quelle vérité ? La vérité, c’est peut-être que je n’existe pas ! » Romain Gary
Le langage met de l’ordre, mais ordre n’est pas synonyme de vérité.
Pour mettre de l’ordre, je rempli un formulaire. Mon prénom est une première fiction. Mon nom. Je n’ai pas de nom, je l’ai reçu. Mon lieu de naissance, une fiction. Ma date de naissance, une fiction basée sur la naissance d’un certain Jésus qui marquerait l’an zéro. Mon pays… les chimpanzés sont prêts à se battre pour leur territoire mais ils n’habitent pas un pays. Mon sexe… pas de quoi en faire toute une histoire. Ma religion, ma race, ma langue, mon métier, mon diplôme,… Mon formulaire est rempli mais vide.
3. JOHN SMITH
« Un enfant s’aventurait dehors chaque jour,
et le premier objet qu’il contemplait, il le devenait… » Walt Whitman
Un enfant nait. A une date. A un endroit. Il reçoit un prénom, un nom. On lui parle dans une langue, on lui présente son oncle, on lui apprend à prier, s’excuser… Il est à la merci des grandes personnes. A 3 ans, il gobe tout ce qu’on lui raconte. A 6 ans, il entre à l’école, chez les scouts, dans un club de sport, dans des groupes qui disent « nous ». Ces « nous » structurent son existence au jour le jour. Il s’ennuie à l’école, se gave de télévision et de jeux-vidéos. Il se marie à l’église, trouve un travail bien rémunéré, trompe son ennui avec une autre,… Un homme ordinaire dont l’existence sera composée exclusivement de fictions sans le soupçonner le moins du monde et ce jusqu’à ce qu’il termine dans sa tombe.
4. LE CERVEAU CONTEUR
« Je parle des rêves, les rejetons d’un cerveau désoeuvré… » William Shakespeare
Notre croyance en notre moi est pour ainsi dire impossible à contourner. Nous fabulons toute notre vie en toute bonne foi. Nous sommes incapables de ne pas chercher du Sens. C’est plus fort que nous. Notre cerveau fabule. L’impression qu’on a et dont on est intimement persuadé qu’elle correspond à la vérité est fausse.
On entend la sonnerie d’une porte ou le hurlement d’une sirène de police… se réveillant, on se rend compte que le bruit est celui du réveil. Comment se peut-il que le réveil ait sonné exactement au moment approprié du rêve ? « J’ai rêvé d’une voiture de police » fabrique une histoire pour justifier le bruit du réveil.
Notre cerveau persiste à nous proposer des récits abracadabrants à partir de nos rêves. Son mécanisme narratif continue de proposer, d’organiser. Notre cerveau concocte des histoires et y prête foi afin que notre existence soit une vie qui semble suivre une trajectoire ayant un sens.
Jamais ne pourra être dompté l’inénarrable cerveau conteur qui fait notre humanité.
5. EN ROUTE POUR L’ARCHE-TEXTE
La parole humaine interprète la réalité en histoires dotées de Sens, le plus souvent favorable à celui qui parle. Le cerveau conteur, c’est le défaut de fabrication de l’humain. Les fictions commencent par le mérite artificiel de mériter de naître, d’être l’enfant de… L’esprit humain est tel un disque sur lequel les sillons se gravent. Notre culture se forme et notre culture devient notre monde même. Le fait de savoir que l’on va mourir est dur mais la narrativité change tout. « Il n’y a pas de hasard », disent les humains.
Les humains se lient pour survivre et créent un « nous » qui s’instaure et se renforce par le récit bricolé du passé collectif. La fierté est le lien et si il ne trouve pas de quoi être fier dans les différents « nous » dont il fait partie, il peut disjoncter. Dans les pays où par exemple les fils de pauvres travailleurs immigrés qui ne parviennent pas se reconnaître avec fierté ni dans leurs congénères, ni dans les habitants du pays où ils sont nés et dont ils sont citoyens, de graves difficultés sont à prévoir.
Les chimpanzés éprouvent une fierté d’appartenance mais ils ne se racontent pas éternellement leur généalogie ou les récits des confrontations anciennes. Chez nous, berceuses, contes, comptines, films, mythes, jeux vidéo, films, fictions reposent sur une cohérence factice. Pas deux versions de livres d’histoire ne se ressemblent. Impossible de relater des faits sans les interpréter.
Tirer la couverture à soi, c’est le passe-temps préféré des humains. Celui qui renonce à ses fictions, décidé de vivre « sa » vie ne sera libre que d’endosser une autre fiction.
Un enfant élevé par une mère musulmane dogmatique a eu la chance de vivre dans quatre pays différents avant 20 ans et de s’être passionné par la lecture de romans. Grâce à son expérience, il a compris que le bien et le mal pouvaient exister à l’intérieur d’une seule et même personne. La majorité des enfants n’ont pas cette chance. Etre civilisé, c’est reconnaître l’identité comme une construction, s’intéresser à mille textes et par là apprendre à s’identifier à des êtres qui ne vous ressemblent pas.
6. CROYANCES
L’humain est convaincu de son immortalité. L’enfer, Dieu, l’au-delà… forment la réalité de l’imaginaire qui aide ainsi les gens à renouveler leurs énergies pour le lendemain. Ce qui existe dans la tête des humains existe réellement. Musique de Bach, sculpture de Michel-Ange, croisade,… Rien ne peut éliminer les tensions et angoisses dues au fait que les humains vivent dans le temps et se savent mortels. Ils tiennent à croire. Drogues, religions, politique, amour sont les opiums susceptibles de structurer de façon harmonieuse et convaincante notre réalité intérieure. Dans l’esprit de bien des psychanalystes l’inconscient occupe la même place que Dieu dans l’esprit des croyants : il explique tout.
7. FABLES GUERRIERES
« Faut-il vraiment que nous vivions pour rien, Seigneur,
pour en être réduits à mourir pour quelque chose. » Romain Gary
Le propre de notre espèce n’est pas qu’elle se livre à la guerre depuis la nuit des temps, c’est qu’elle en fait toute une Histoire… et des millions d’histoires. Le pire est que l’on peut écrire la même phrase en mettant amour à la place de guerre : elle sera également vraie. La guerre fournit une dose formidable de sens.
Le but de la guerre est de détruire la «contenance » de l’autre. La contenance est ce à quoi nous tenons le plus car ce que nous redoutons le plus est le ridicule. Dans la déportation, l’esclavage, le génocide, la victime doit être dépouillée de son histoire. Le « nous » face à « eux » se consolide pour un peu plus d’existence, un peu plus de puissance.
8. FABLES INTIMES
« Un très grand amour, ce sont deux rêves qui se rencontrent et, complices, échappent jusqu’au bout à la réalité. Vous avez ainsi des couples merveilleux qui vivent côte à côte sans cesser de s’inventer et qui restent fidèles à cette œuvre d’art, malgré tous les pièges du tel quel. » Romain Gary
L’amour est une histoire que l’on se raconte pour rendre la vie vivable. Je t’aime, c’est je veux que nos histoires s’imbriquent l’une dans l’autre. Former un couple c’est passer du « Je me raconte son histoire de manière à me le rendre absolument désirable », mais de « J’ai appris son histoire dans ses grandes lignes, il a appris la mienne et nous construisons une histoire ensemble. » C’est notre histoire, notre vie.
L’être humain est le seul primate supérieur à naître prématurément. S’il naissait à terme, le gigantisme de son crâne et la minceur du basin de sa mère, l’accouchement causerait la mort de l’un ou l’autre ou des deux. Les mères humaines doivent prodiguer des soins beaucoup plus longtemps et beaucoup plus intensément que les mères chimpanzés. Il se peut que ce soit ces échanges exceptionnellement longs qui soient à l’origine du langage et de la misogynie ! En effet, longuement occupées par la maternité, les femelles humaines ont tout intérêt à s’attacher des mâles qui dans cette histoire cruciale qui est de donner la vie, ne s’y sentent pas pour beaucoup. D’où la nécessité d’affirmer haut et fort sa paternité. L’homme possède la femme. Le mariage est une fiction utile pour déterminer qui est le père. L’idée selon laquelle chaque homme était le propriétaire exclusif d’une femme a permis à l’humanité de faire de grands bonds en avant, au point même de se retrouver aujourd’hui en mesure de s’exterminer elle-même.
9. FABLES INTIMES
« J’ai compris en regardant les masques africains au Trocadéro à quoi servaient les fétiches. Ils étaient des armes. Pour aider les gens à ne plus obéir aux esprits, à devenir indépendants. Si nous donnons une forme aux esprits, nous devenons indépendants. » Pablo Picasso
Nous sommes les personnages de notre vie. Chaque personne est un personnage. Les grands textes culturels permettent à l’humain de s’identifier à l’histoire des siens. Le roman surgit en Europe au XVII siècle et prend son essor au XVIII quand les certitudes religieuses ont été mises à mal par la science. Le mariage d’amour remplace le mariage de raison, littérature et philosophie remplacent la religion. L’homme se sent responsable de son destin. De ce vertige surgit le romantisme et, depuis chaque individu du monde moderne à sa propre manière de combiner les fictions pour se tenir compagnie.
Les personnages de roman nous donnent de la distance précieuse par rapport aux êtres qui nous entourent et par rapport à nous-mêmes. Ils nous aident à comprendre que nos vies sont des fictions et que du coup, nous avons le pouvoir d’y intervenir, d’en modifier le cours. Le roman dit : on ne voit que ce qu’on voit. Il nous apprend à ré-imaginer le monde, avoir la possibilité de changement, et à accueillir cette possibilité dans notre vie. Aucune frontière étanche entre « vraie vie » et fiction ; chacune nourrit l’autre et se nourrit de lui.
10. POURQUOI LE ROMAN ?
Les non-lecteurs sont faciles à manipuler. Le roman est intrinsèquement civilisateur. Les états devraient favoriser l’éducation et la distribution des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale. Cela est aussi valable pour un PDG que pour un caïd de banlieue. Pour nos enfants, nous devons savoir leur communiquer en quoi lire nous fait du bien. Par la littérature, il nous est loisible d’expérimenter la part du divin qui se trouve en chacun de nous. La littérature nous dit je suis une fiction et aidez-moi en tant que telle. Servez-vous de moi pour éprouver votre liberté, repousser vos limites, découvrir et animer votre propre créativité. Le roman nous aide à écouter la vraie musique du monde. Nous ne voulons pas condamner « le méchant » dans un roman, mais nous voulons le comprendre, voir en quoi il peut nous ressembler. Le roman se déroule au plus intime de notre être. Il nous fait entrer dans le cerveau des autres et nous rend témoins de leurs pensées, doutes, frayeurs, contradictions, souvenirs, espoirs…
NOTRE CONDITION, C’EST LA FICTION ;
CE N’EST PAS UNE RAISON POUR CRACHER DESSUS.
A NOUS DE LA RENDRE INTERESSANTE !
Laurence de Vestel – ©Oltome.com 2016
« L’espèce fabulatrice » est un des livres conseillés pour Oltome par CYRIL DION lors de son interview à la Foire du Livre de Bruxelles. Oltome n’a pas été déçu ! Remarquablement bien écrit… le livre de Nancy Huston donne à réfléchir. La conscience de la mort et du temps, que seul possède l’humain, génère une angoisse immense. Pour la conjurer l’homme interprète, crée, invente, se raconte et raconte des « fictions » pour donner un sens à la vie sans lequel l’existence serait insupportable. Nous sommes « l’espèce fabulatrice »…
« Aucun groupement humain n’a jamais été découvert circulant tranquillement dans le réel à la manière des autres animaux : sans religion, sans tabou, sans rituel, sans généalogie, sans contes, sans magie, sans histoires, sans recours à l’imaginaire, c’est-à-dire sans fictions… C’est ainsi que nous, humains, voyons le monde : en l’interprétant, c’est-à-dire en l’inventant, car nous sommes fragiles, nettement plus fragiles que les autres grands primates. Sans l’imagination qui confère au réel un Sens qu’il ne possède pas en lui-même, nous aurions déjà disparu. »