Inquiétude, ignorance, insatisfaction sont les filles de cette période inédite qui voit les crises et les catastrophes s’accumuler. L’asservissement des scientifiques, les dissimulation des politiques, la focalisation abrutissante des médias, les délires des réseaux sociaux nous enfoncent chaque jour dans un trou noir. Nous ne pouvons plus rien savoir, plus rien comprendre, plus rien espérer. Comment nous orienter et retrouver un peu de lucidité et de sérénité ? Remontons 4 siècles avant notre ère, en Grèce, à l’époque de Socrate. Celui-ci invitait les citoyens à raisonner dans une Athènes en crise, au bord d’un précipice dans lequel elle n’allait pas s’attarder à disparaître. Il invitait ses concitoyens à raisonner dans sa philosophie, « le soin de soi », à vivre « une vie qui s’examine », qui se valorise et se donne un sens. Il se voulait soignant de l’âme individuelle, de ses désirs aussi aveugles que violents, de ses errements et de ses peurs pour pouvoir affronter les épreuves de la vie que le citoyen était appelé à repenser.
1. Ayez soin de vous-même, ne vous négligez pas.
Prendre soin de soi, c’est permettre un mouvement de recentrage pour s’orienter vers une bonne vie, avoir le souci d’une société bienveillante et à la recherche de sens. « Le soin de soi » est une philosophie de recherche de sagesse, inséparable de la vie publique et immergée dans la communauté. Socrate invite ses concitoyens à ne s’occuper d’aucune autre affaire que de celle de s’occuper de soi-même. Le soin de soi est une priorité absolue et un souci constant pour penser par soi-même en rompant avec le conformisme et les préjugés. Le soin de soi privilégie l’être à l’avoir, au paraître et au savoir. Ce que l’homme est, c’est son âme : c’est donc sur elle que se centre et se concentre le soin de soi.
Socrate cible 3 dérèglements : la peur, l’emprise et l’ignorance. La peur affecte l’âme agissante et la paralyse dans ses mouvements. L’emprise, est celle à laquelle le citoyen succombe en écoutant les fausses promesses. L’ignorance, c’est celle à laquelle nous nous abandonnons par paresse, oubli ou intérêt. La parole pour ne rien dire, l’ignorance qui s’ignore est la pire de toute.
A l’image de Socrate cherchant le sens de sa vie dans une Athènes en déliquescence, nous avons la conscience aiguë de notre crépuscule, que quelque chose ne va plus dans notre esprit et dans notre monde. La question socratique résonne alors d’un éclat d’urgence et de nécessité. Prenons-nous soin de nous ? Ne négligeons-nous pas cette vie qui s’examine au profit d’une vie expéditive, superficielle, qui ne se pose pas de question ? Nous réduisions notre conception de la liberté à l’absence de freins à nos désir, à la poursuite immédiate et sans fin du bonheur. Or, vivre en humain, c’est penser sa vie.
Le soin socratique est une thérapie politique, citoyenne, au service des hommes libres qui par les voies de la communication, du questionnement et de la démystification sur ce que nous sommes, permet d’éclairer la vie. L’épreuve est notre professeure, la catastrophe notre gourou. Et l’élève demeure le seul maître de l’enseignement qu’il reçoit.
2. S’étonner, la philosophie n’a pas d’autre origine.
L’étonnement traduit une relation au monde disruptive, soudaine et plus intense. Pour saisir l’intensité de la formule socratique, on peut utiliser le terme sidération. Quelque chose se produit dans la vie ordinaire des hommes pour en déchirer le cours. Ce qui devait arriver n’arrive pas, ce qui était attendu se dérobe. La sidération est une expérience de la difficulté à travers laquelle l’homme est forcé d’admettre ses limites et de reconnaitre sa propre ignorance. La sidération permet de faire naître une pensée neuve pour que s’amorce une orientation possible. Elle est opportunité d’enseignement et d’éveil. Socrate fait reconnaître au sujet sa propre ignorance, l’éveille à lui-même, et ouvre au questionnement.
Aujourd’hui, risque nucléaire, réchauffement climatique, pandémie, secousse économique, conflit, alertes et tragédies successives qui nous font réaliser que nous vivons dangereusement. Nous entrons dans l’avenir, le nez collé au pare-brise du présent. L’homme se révèle à lui-même, réalise sa faiblesse, sa nudité, sa totale ignorance de ce qui touche à l’essentiel de notre vie. Les contenus de la science nous échappent, la masse des informations est impossible à assimiler. La communication des politiques n’est jamais pure ni innocente. Complotisme et conspirationnisme ajoute leur couche d’opacité sur le débat public. Oui, nous avons quelques raisons objectives d’avoir peur ! Et la peur est devenue l’instrument le plus efficace de nos gouvernements pour nous contrôler.
En proposant à ses concitoyens de prendre soin de leurs êtres, Socrate incite à prendre soin de l’homme apeuré, ignorant et manipulé que chacun porte en lui. La sidération se traverse et se soigne. Elle est un seuil pour la vie qui s’examine, des points de passage pour le soin de soi. Elle nous fait reprendre contact avec ce que nous sommes, avec notre essence.
3. Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien.
Passée la sidération, nous sommes confrontés à l’épreuve redoutable du non- savoir. Les sources officielles, techniques ou politiques, débordent. La clarté indispensable à la compréhension ne cesse de se dérober face à la communication exprimée par les spécialistes qui ont chacun leur jargon et qui sont rarement d’accord entre eux. La confusion mentale s’accroît, à l’image de ce qui nous arrive dans les rayons d’un supermarché, où l’offre des produits disponibles déroute, et où notre demande s’anesthésie. Nous sommes chacun démuni, ce qui accroît le désarroi collectif. La catastrophe a fait s’effondrer la plate-forme de sens sur laquelle une communauté pense et se pense.
Socrate propose de faire du non-savoir une attitude intellectuelle et un mode de vie. Le non savoir, remède contre le faux savoir, joue comme un signal : quelque chose ne convient pas dans la version officielle et nous fait prendre du recul pour que notre esprit critique s’active. Ne pas savoir est une force car il faut accepter d’être ignorant et incompétent pour renaître à la vie qui s’examine, de nous adapter à une réalité malmenante. La vie qui s’examine, prend soin d’elle-même et a conscience d’elle-même est une vie capable de saisir sa vérité, dans le questionnement toujours ouvert. Socrate nous enjoint à penser sur nous-mêmes, par nous-même, et à ne compter que sur soi pour faire face aux épreuves.
4. Connais-toi toi-même.
Au cours d’un dialogue avec son ami Alcibiade que Socrate explique ce qu’il entend par se connaître soi-même. Alcibiade, homme comblé, entend dominer Sparte et l’empire perse. Socrate soumet son ami à un examen dialectique destiné à sonder son savoir en matière de politique. Au terme d’un soutenur questionnement, Alcibiade reconnaît qu’il est ignorant dans l’art qu’il prétend exercer. Socrate explique : « Ton incertitude provient d’une ignorance, de la pire même des ignorances : celle qui s’ignore elle-même et qui croit savoir ce qu’elle ne sait pas… » Socrate conseille alors à Alcibiade de s’occuper de lui-même avant de s’occuper de la cité, de commencer par prendre soin de lui avant de prendre soin des autres. Comment ? En apprenant à se connaître soi-même.
S’occuper de soi selon Socrate, c’est revenir à soi dans le but de se connaître pour mieux conduire sa vie et atteindre ses objectifs. Se connaître, c’est connaître son âme, dans une médiation originelle, ouverte à l’altérité. Pour Socrate, dialoguer avec l’autre, est la condition du fonctionnement de la connaissance de soi. Le dialogue est à la source de la vie qui s’examine, au questionnement qui permet à l’homme, via son âme, à se situer dans un monde structuré, un cosmos, de trouver sa place, et le sens de son existence. L’âme socratique ne cesse d’être en route : elle est toujours rappelée à sa vocation originelle, la transcendance.
En même temps qu’il nous a enfermé, le confinement nous a ouvert l’espace d’un retour à soi inédit. Il nous montrait dans toute son amplitude l’horizon d’un « connais-toi toi-même » à l’usage d’un temps présent. C’est quand l’homme revient à lui-même qu’il reprend confiance et peut faire face. La voix vers soi-même conduit en réalité à l’être social, à tout ce qui nous élargit et nous sublime, à notre identité universelle et notre transcendance.
5. Content d’être réfuté quand ce que je dis est faux.
Information, contre-information, désinformations… Le récit collectif tourne à la cacophonie et nous mesurons la petitesse de notre pouvoir individuel de penser. Nous sommes frappé deux fois : par la catastrophe réelle et par la dynamique spectaculaire et narrative qu’elle engendre.
Dans la République, Socrate compare le peuple à « un gros animal », et le politicien habile à un dompteur qui sait caresser le peuple dans le sens du poil et reformuler pour lui les opinions qu’il aime entendre. Le récit collectif trouve aujourd’hui son modèle dans l’émission de télé-réalité, où l’homme, disqualifié dans son attitude à gérer son opinion, est rabaisser au rang de spectateur passif.
Sans l’auto-examen permanent, la connaissance de soi se perd dans des certitudes aveugles. Notre époque nous interpelle, nous presse de mesurer nos aveuglements et de prendre nos responsabilités sans céder aux apparences décourageantes. La face hideuse des catastrophes peut elle-même encore pivoter si nous parvenons à déjouer les leurres qui nous déroutent de l’autocritique et de la coopération.
6. Se suffire à soi-même.
Ce qui donne naissance à la société, c’est l’impuissance où chaque homme se trouve de se suffire à lui-même. Aujourd’hui, l’homme se pense en individu en vivant dans l’ignorance totale des autres. Le marketing de soi est viral. Si l’homme se pense en dehors des autres, il se pense également contre eux.
Socrate nous invite à nous occuper de nous-mêmes en rappelant la nécessité de se focaliser sur ce que nous sommes : des hommes libres, capables de penser par eux-mêmes et socialement unis par des liens solides. Il nous encourage à revenir à l’essentiel et à en prendre soin pour se rendre meilleur, plus efficace, plus éclairé afin d’éviter le naufrage collectif. Une communauté s’organise et se développe sur la base de l’entraide entre les individus démunis et fragiles face à un environnement hostile. Le souci de soi, indissociable du souci de la cité, est une forme d’amour qui se pratique au cœur de la cité, avec les autres et au profit de tous. La vie qui s’examine reste au service de la vie, s’oppose à ce qui néantise l’homme et incite à mourir pour renaître d’une autre vie. L’expérience de l’épidémie nous a démontré que seuls, nous n’étions rien. Elle a fait revenir l’éthique au cœur du départ public et des familles. Les catastrophes resserrent les rangs et démentent les croyances dominantes.
7. L’injustice fait de l’homme l’ennemi de lui-même.
Socrate compare la démocratie athénienne finissant à navire où chaque matelot veut prendre le commandement sans posséder aucune idée de la météo, de la technique de navigation, ni de la destination. Sommes-nous condamnés à affronter les tempêtes sur un bateau ivre, livrés à nos intérêts et nos passions ? Comment conserver un peu de lucidité dans la tourmente ?
Similairement, à cette cité malade, notre monde souffre d’un mal politique qui fait éclater son unité. Argent, pouvoir et démagogie sont les maladies qui frappent le monde libre. L’injustice rend l’homme incapable d’agir, excitant en lui la sédition et la discorde : elle en fait l’ennemi de lui-même et celui des justes. Une société rongée par la corruption, la démagogie, l’individualisme et le conformisme ne peut plus fonctionner. Pour Socrate, l’homme juste sera celui qui pourra en toute situation tempérer ses désirs et ses ardeurs et viser à une sagesse à hauteur d’homme. Celui qui harmonisera en lui le corps, le cœur et la raison, le désir, l’énergie et la sagesse. Soigner son âme, c’est établir en soi l’unité et l’harmonie, c’est conduire son désir et son énergie à l’aide de sa raison, de telle sorte que chaque fonction continue à remplir sa tâche. Ainsi, l’homme construit et améliore collectivement un monde qui a du sens pour lui.
L’épidémie nous a appris que chacun est membre d’une espèce qui a à vivre. Le bien commun, c’est la vie de tous les hommes. Le virus triomphe de tout ce qui sépare et divise les hommes : la géographie, les cultures, les rimes politiques, la couleur de la peau. En tuant des hommes, le virus a peut-être ressuscité l’humain, la vie simple, la vie qui s’examine et la vie bonne. Prendre soin de soi, prendre soin de sa citoyenneté et de sa liberté et chercher à les accroître. Cela commence au quotidien, dans notre vie de consommateur, d’acteur social et professionnel.
Conclusion… Par-delà les maux.
Depuis Socrate, la somme du mal et de l’injustice n’a pas diminué dans le monde. Le volume de l’ignorance et de la démagogie ne s’est pas réduit. Bien au contraire, et ce à l’heure où les hommes disposent aujourd’hui d’une capacité tragique d’autosuppression. Face à cette situation de tension extrême, les remèdes socratiques, tels que la connaissance de soi, l’enquête mutuelle, l’exercice de la liberté, la recherche d’un bien commun peut sembler bien dérisoire. Mais en existe-t-il d’autres face aux épreuves que nous traversons ? Le destin de l’humanité aurait sans doute été bien pire si des hommes n’avait cherché leur chemin et leur lumière dans une sagesse obstinée et combative. Une crise stimule notre réflexion et notre solidarité, et aiguise notre vigilance citoyenne. La vie qui s’examine, c’est la vie vécue dans la conscience de vivre. Les crises ont des effets souterrains de longue portée et nul ne peut connaître aujourd’hui le cheminement des rhizomes de l’avenir. Notre vie ne renonce jamais à examiner et à se reprendre. Dans les éclairs de lucidité que l’épreuve apporte, nous voyons se dessiner les voies qui nous appellent, les chantiers qui peuvent s’ouvrir pour infléchir notre destinée dans le champ souhaité. Socrate nous alerte sur notre paresse, notre passion étrange pour l’ignorance et nous invite à développer notre lueur de raison, notre sociabilité, notre capacité à communiquer, à défendre ses valeurs contre tous et sa dignité d’homme libre.
Nous restons libres ne pas nous condamner.
Laurence de Vestel ©oltome2022
« Socrate médecin, pour temps de crises et catastrophes » de Jean-Louis Cianni est une excellente étude de la pensée de Socrate au temps d’une Athènes en crise et en voie de perdition 4 siècle avant notre ère, adaptée à notre société d’aujourd’hui où crises et catastrophes se succèdent sans que l’on y comprenne plus rien. Excellent rappel : prenons soin de nous avant tout, réapprenons à penser par nous-mêmes, questionnons-nous sans sombrer dans la peur ou le découragement, ne perdons pas de vue le dialogue et le sens de la cité,… Un guide très instructif en ces temps troublés… !