Le propre de l’humanité et de croire qu’elle peut garder la mort à distance. L’Ange de la mort et de nos jours bel et bien tenu à distance de nos maisons. De moins en moins de gens meurent à la maison, comme pour protéger les vivants d’une morbidité qui n’aurait rien à y faire. Mais parfois l’histoire nous rappelle combien notre pouvoir limité… En 2020, avec le Covid, l’ange de la mort a décidé de nous visiter un peu partout. La pandémie est venue bouleverser nos certitudes, les rites funéraires et l’accompagnement du deuil.
Delphine Horvilleur a étudié l’anatomie, la biologie, l’embryogenèse. La biologie lui a appris combien la mort faisait partie de nos vies. Son métier de rabbin lui enseigne chaque jour que dans la mort aussi, une place peut être laissée au vivant. Il faut pour cela que nous puissions les raconter et trouver les mots qui les préserveront plus puissamment que du formol. C’est ce qu’elle fait chaque fois qu’elle officie au cimetière : prolonger les morts chez les vivants.
Avec la tragédie de la mort d’Elsa lors des attentats de Charlie Hebdo en 2015, Delphine, au travers de ce deuil collectif, sait que quelque chose est toujours confisqué aux familles et aux proches des victimes, un peu de ce qu’ils sont en droit d’exiger, la reconnaissance d’une douleur dont nous n’avons pas idée.
La mort est souvent une tragédie parce que l’heure n’était pas venue. Mais il existe une façon de ne pas laisser confisquer tout le récit d’une vie. Trop souvent, la disparition brutale kidnappe l’ensemble d’une existence qui ne doit pourtant pas se réduire à son dénouement. Savoir dire tout ce qui a été et aurait pu être, bien avant de dire ce qui ne sera plus. Pourvu que nos enterrement, il nous soit permis de ne pas nous résumer un homme mort, et de faire sentir combien dans la vie, nous avons été en vie.
Delphine rencontre souvent des enfants de parents « survivants ». Ces enfants nés après que la catastrophe sont souvent devenus les parents de ceux qui leur avait donné naissance. Ceux dont les parents avaient perdu des enfants pendant la guerre devaient être à la fois les parents de leurs parents et les remplaçants de leurs ainés. S’agripper à des fantômes et arrimés les êtres dévastés qui leur avait donné naissance. Ils ont appris sur eux de beaucoup les protéger et de beaucoup les engueuler. Souvent ils ont aussi cherché à les réparer. Tous les enfants cherchent à faire cela : ils se prennent un jour ou l’autre pour des messies, convaincu de pouvoir apporter la rédemption à leurs ancêtres, de corriger tout ce qui clochait avant. Ce syndrome de l’enfant-messie est décuplé dans les familles traumatisées. Cette entreprise de réparation est vouée à l’échec, à moins de savoir ressusciter les morts…
« Je crois avoir compris mon rôle et ce à quoi sert un officiant au cimetière. Accompagner les endeuillés, non pas pour leur apprendre quelque chose qui ne savent déjà, mais pour leur traduire ce qu’il vous ont dit, afin qu’ils puissent l’entendre à leur tour. Et s’assurer ainsi que le récit qui a quitté leur bouche reviennent à leurs oreilles par l’intermédiaire d’une voix qui n’est pas la leur, une voix qui fait dialoguer leurs mots avec ceux d’une tradition ancestrale, transmise de génération en génération, aux « bons » et aux « moins bons » juifs, et surtout à ceux qui font comme ils peuvent. »
Delphine Horvilleur a officié à l’enterrement de Simone Veil. Ce jour-là, après avoir récité le Kaddish à la demande de la famille et aux côtés du grand rabbin de France, elle découvre qu’un grand site de presse juif de sensibilité orthodoxe publie en une sur le titre « Intox » une information de la plus haute importance : « Non, contrairement à ce que les journaux nationaux ont écrit, la rabbin Horvilleur n’a pas récité le Kaddish. » Il était urgent, semblait-il, de faire taire qu’une telle transgression est bel et bien eu lieu. De ne surtout pas créer de précédent. L’anecdote aurais prêté à sourire s’il n’avait pas eu lieu le jour de l’inhumation d’une femme au combat si célèbre. Éclipser la voix féminine sur la tombe de Simone Veil offrait la démonstration magistrale de l’actualité de ses combats. Simone Veil savait que le combat pour les droits des femmes est infini et que rien n’est jamais acquis. Elle a démontré que pour le mener, il fallait savoir renverser les cruches sur la tête de ses détracteurs, pour ne pas être prise pour l’une d’elles.. Jusqu’au bord de sa tombe, elle a « partagé avec nous une conviction de femmes » en faisant raisonner au cimetière un Kaddish où chacun pouvait avoir sa place.
Un petit garçon, qui a perdu son frère, demande à Delphine : « J’ai besoin de savoir où Isaac est allé. Papa et maman ne savent pas me le dire. Ils n’arrivent pas à se décider. Ils me disent que demain on va l’enterrer et ils me disent aussi qu’il est allé au ciel. Alors je ne comprends pas : est-ce qu’il va être dans la terre ou bien au ciel ? Moi, j’ai besoin de savoir où je dois regarder pour le chercher. » Où vont les morts ? Le seul lieu auquel la Torah fait explicitement référence est un endroit nommé Shéol où descendraient les disparus. L’étymologie du terme est éloquente : Shéol vient d’une racine qui signifie littéralement « la question ». On pourrait donc l’énoncer ainsi : après notre mort, chacun de nous tombe dans la question, et laisse les autres sans réponse. Pour chercher nos morts, il faudrait être capable de regarder simultanément dans toutes les directions, sous terre comme au ciel. L’après-vie est un au-delà des mots qui exige pour en parler de n’utiliser que la langue de l’inconciliable : accepter qu’elle soit ceci et cela à la fois, qu’elle habite un monde où les mots n’ont pas leur place. Les rabbins n’ont pas plus de réponses que les autres. Parfois, juste un peu plus de questions. Delphine déclare : « J’ignore où se trouve exactement Isaac. Mais je sais que sa famille, avec un amour éternel, continuera à le chercher, et parlera toutes les langages d’une tradition qui garde en vie la question que sa mort pause. »
Chacun de nous a beau savoir qu’il va mourir, le fait d’ignorer quand et comment fait toute la différence. L’immensité des possibles nous fait croire qu’on pourrait encore y échapper. Mais soudain, la tumeur dit à son propriétaire : « fin du mystère, on lève le voile. » Et comme dans une partie de Cluedo qui s’achève, un des joueurs met à nu tous les détails du crime, et interrompt le tour de table d’une déclaration assassine : « J’accuse le cancer, avec ses métastases, dans la chambre d’hôpital. »
L’officiant demande à l’endeuillé de croire en en avenir. Le rabbin doit savoir, pour représenter la résilience, ne pas être celui qui pleure, et permettre aux effondrés de croire en la possibilité de se relever.
« J’ai souvent reçu des gens venus me parler de la cérémonie qu’ils souhaitaient « voir » s’organiser. Cette planification détaillée de ce à quoi ressemblera une telle cérémonie trahit souvent le refus de reconnaître ce dont il est en vérité question dans cet événement : la fin du contrôle sur notre vie. L’organisation de la mort raconte d’abord, et avant tout, son refus de l’accepter. » Notre mort ne nous appartient pas complètement, pas plus que notre corps après la mort. Pour la culture juive, le corps de retourner à la terre, et le temps nécessaire à sa décomposition participe du respect dû à ce qui enveloppé l’âme pendant son séjour terrestre. L’incinération est perçue comme une violence extrême faite au mort, et la disparation des cendres exclut la possibilité d’offrir aux survivants un lieu de recueillement que le judaïsme juge nécessaire. Il s’agit d’accepter que le propre de la mort est qu’on est plus vivant. La vérité appartient au vivant. Un célèbre proverbe yiddish dit : « L’homme fait des plans et Dieu rigole. »
« Accompagner la mort des autres ne m’a pas immunisé contre l’appréhension de la croiser. Je me méfie de tout ce qui disent que mourir s’apprend et qu’il existerait une méthode imparable pour se résoudre à l’accepter. Il n’y a pas de cours, ni de techniques… »
Chaque génération, parce qu’elle vient après une autre, grandit sur un terreau qui lui permet de faire pousser ce que ceux qui sont partis n’ont pas eu le temps de voir fleurir. Telle est la clé de la transmission que Dieu révèle à Moïse tout en haut d’une montagne. Il dit au plus grand des hommes : certes, tu vas mourir, mais tes enfants feront pousser ce qui n’est encore que la trace fragile laissée par ta vie. La grandeur de ton existence et de ton enseignements reste à être révélée, à travers ceux qui viendront après toi. En comprenant cela, Moise put trouver la sérénité et il fut prêt à accepter ce qui lui faisait si peur. Dans cette légende, on apprend qu’il est possible d’apprendre à mourir à condition de ne pas refuser la peur, d’être prêt, comme Moïse, à se retourner pour voir l’avenir.
Les juifs affirment qu’ils ne savent pas ce qu’il y a après notre mort. Mais ils pourraient le formuler autrement : après notre mort, il y a ce que nous ne savons pas. Il y a ce qui ne nous a pas encore été révélé, ce que d’autres en feront, en diront et raconteront mieux que nous, parce que nous avons été.
« Vivre avec nos morts », un livre remarquablement doux pour aborder ce thème avec élégance, délicatesse et humour. Qui de mieux pour nous en parler que la Rabbin Delphine Horvilleur, qui quotidiennement côtoie enfants endeuillés, parents dévastés, conjoints détruits. Au travers de 11 chapitres, Delphine Horvilleur démontre qu’être rabbin, c’est vivre avec la mort : celle des autres, celle des vôtres. Son métier, sa mission, c’est transmuer la mort en leçon de vie pour ceux qui restent.